« « Il faut imaginer Sisyphe heureux. Il faut imaginer Sisyphe heureux. » » Les

« « Il faut imaginer Sisyphe heureux. Il faut imaginer Sisyphe heureux. » » Les héros de Malraux selon l’expression de Mounier, sont des « métapracticiens » c’est-à-dire « des explorateurs de l’inconnu par la voie de l’action (où d’autres choisissent la connaissance), des passionnés de la situation-limite, mordus finalement d’un seul souci : donner un sens à leur non-sens ; ils le font par un singulier renversement puisqu’ils prétendent fonder une action plus résolue et créatrice, sur le non-sens, plutôt que sur la signification. »1 C’est précisément parce que ce monde est absurde et que son terme est la mort qu’il nous faut vivre pleinement, que la vie est sans espoir et une que notre désir doit savoir l’accueillir comme il convient ; on connaît tous le mot que Malraux prête à son personnage Garine : « une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie. »2 Devant le désespoir qui naît de la raison, Malraux ne peut qu’opposer un vitalisme exaltant le privilège d’une existence insensée, libre et ondoyante qui jouit de « l’harcelante préméditation de l’inconnu. »3 Il faut s’abandonner au mouvement de la vie, se laisser porter par la surprise, comme un clin d’œil amusé à notre destination finale. Vivre et se griser à l’idée du désespoir qui envahit l’homme prêt à affronter sa mort ? Tel est ce à quoi Garine se donne : « pas de force, même pas de vraie vie sans la certitude, sans la hantise de la vanité du monde. »4 « On ne prévoit pas, on ne connaît 1 Emmanuel Mounier, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos, op. cit., page 25. 2 Garine, page 216. 3 André Malraux, Claude, la voie royale, page 55. 4 André Malraux, Les conquérants, page 229. 1 1 pas : on se reconnaît. »5 Avançons ; qui sait ce que nous rencontrerons, bonheur ou malheur, lumière ou nuit du désespoir. « Une vie comme la sienne jetée au pari de l’extrême, est faite pour nous secouer d’étonnements et de questions »6 sans nous offrir une halte de repos. Si pour Sartre l’existence précède l’essence, chez Malraux, l’action précède l’a apriorisme de quelque système idéologique. Se donner, c’est se découvrir, créer c’est se créer, partir d’un matériau qu’il s’agit de modeler au gré de l’action qui l’appelle. S’exposer. « Celui qui vit selon Malraux boit à un alcool plus fort : une conscience intense, sans faiblesse et aussitôt qui contre-attaque. »7 Exister en dépit de tout, de notre fin prochaine, répondre à l’appel impérieux d’une vie qui se sait condamnée mais qui oppose un appétit féroce : « mourir le plus haut possible »8 est l’exigence d’une volonté de vivre qui n’a de cesse d’éprouver la palpitation de son cœur. C’est cette force incompressible que le côtoiement de l’homme avec la mort exalte : « la mort était peut- être semblable à cette musique… au delà du cachot, au delà du temps, existait un monde victorieux de la douleur même, un crépuscule balayé d’émotions primitives où tout ce qui avait été sa vie glissait avec l’invincible mouvement des mondes dans un recueillement d’éternité. »9 ce débordement qui se refuse aux limites que la raison fait valoir, au choix pour le risque, la sagesse de Mounier nous met en garde : « il y a dans l’homme Malraux des pentes 5 André Malraux, les Noyers de l’Altenburg, éd. Du Haut Pays, II, page 100. 6 Emmanuel Mounier, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos, Points Seuil 1970,page 13. 7 Emmanuel Mounier, Malraux, Camus, Sartre, Bernanos, op. cit., Page 26. 8 André Malraux, La condition humaine, page 75. 9 André Malraux, Le temps du mépris, pp. 55-56. 2 2 mortelles, et mortelles non seulement pour lui seul »10 car « cette chose absurde, que la vie nie en vain, (la mort) peu à peu fascine la vie au point qu’elle apparaît au sens propre comme un sacrement de vie : celui qui la donne […] en reçoit comme une grâce d’élection, une puberté spirituelle, une douceur »11, comme l’élixir d’un amour paradoxal pour la vie. Le tueur de Malraux (Tchen) inverse la proposition de Caligula (je vis, je tue) pour s’exclamer : je tue, je vis. Méfiance et prudence sont donc de mise car à solliciter l’absolu, c’est le rien et le délire qui sont au rendez-vous, et à l’enthousiasme succède la déception, à l’idéal, le goût amer de la désillusion ; vivre ainsi, c’est solliciter une pulsion criminelle qui, quand elle s’est emparée de l’homme, transforme alors son chant de joie en un cri d’effroi, ce d’autant plus quand « l’absence de finalité donnée à la vie est devenue une condition de l’action »12 livrant l’homme à ses plus vils penchants. Malraux est plus que conscient de ce péril ; ce qu’il connaît et dont il veut se soustraire, le goût de l’action enivrée de puissance, ses personnages l’exprime. « Leur rythme propre est la crise, un perpétuel mouvement de flux et de reflux, d’échec et de victoire. Ils ne peuvent trouver le repos que par l’angoisse, l’abandon que par le défi. Leur vie spirituelle est comme une tempête continuelle d’antinomies dont les termes s’écrasent les uns contre les autres tout comme ils se séparent dans la rupture, un existant qui doit maintenir les contraires unis dans un terrible effort de tension jamais résolue. »13 Mais pourquoi 10 Emmanuel Mounier, Idem, page 17. 11 Ibidem, page 27. 12 André Malraux, La voie royale, Le livre de poche, page 47. 13 Ernesto Sabado, Ma rencontre avec Malraux, in Esprit janvier 2001, page 74. 3 3 se mentir ? Ce danger a pour vertu de nous rappeler que la mort est notre possibilité suprême, qu’elle peut surgir là, maintenant. Parce qu’elle est là, présente, à chaque instant, elle nous apprend que personne ne vivra à ma place, nous rappelant brutalement « la solitude immuable derrière la multitude, comme la grande nuit primitive derrière cette nuit dense et basse… »14 Vivre authentiquement, c’est ne pas fermer les yeux devant l’imminence de ce possible. C’est faire face à elle, ne pas fuir en plein désert, ou parcourir les mers, mais l’affronter en dépit de l’échec final en la défiant comme Malraux le fit lors de la guerre d’Espagne, non pas pour mourir, mais au contraire pour pour ressentir le plus intensément possible cette vie ressentir le plus intensément possible cette vie, , cette effraction par laquelle mon ivresse tente d’éclairer cette nuit que beaucoup choisissent.15 Cette vie, c’est la mienne que moi seul subit ou détermine. Tout se passe comme si quand on ouvrait une porte une autre se refermait, annulant le pas vers l’autre. Comme chez Sartre, on retrouve ce thème de l’isolement qui renvoie au refus de toute adhésion d’un l’homme en perpétuelle fuite. Sous l’héroïsme et l’enthousiasme de l’action, derrière la vitalité de l’être, se cache une plainte. « Partout affleure une eau profonde et noire, partout se devine une angoisse sans visage, une lourde épaisseur de ténèbres sans ouverture sur le monde, sans espoir de clarté. »16 Et de l’homme qui s’affronte à la vérité de sa condition, naît cette passion troublante qui, nourrie de désespoir, attise la fascination de l’homme pour la mort. L’horizon de 14 André Malraux, La condition humaine 15 Nous pensons ici au livre de Jean-Marie Rouard consacré à « ceux qui ont choisi la nuit », c’est-à-dire au suicide, Grasset. 16 Gaétan Picon, Malraux, Le Seuil, 1974, page 69. 4 4 la mort, c’est un destin que l’on provoque pour faire reculer ce qui limite l’homme. Nous retrouvons là la pulsion anomique qui cède à l’envie du meurtre qui emporte l’un ou l’autre des guerriers, comme si c’était là le seul moment paradoxal de leur lien. A l’attitude chevaleresque de Malraux, Sartre rétorquerait que cette joie devant la mort est une illusion, parce qu’elle n’humanise rien, qu’elle ne signifie rien en raison de sa contingence absolue ; qu’elle est jetée là, comme moi, sans rien avoir à nous offrir. Malraux lui répondrait : monsieur Sartre, vous avez bien dit qu’« il est absurde que nous soyons nés, et il est absurde que nous mourions. »17 Je ne puis nier votre propos. Mais si effectivement je n’ai pas demandé à vivre, ma mort, elle, je puis en décider et loin d’ôter à la vie toute signification, l’homme qui sait la regarder en face, même et surtout si elle nous abandonne à l’incertitude absolue de notre devenir, qu’elle peut nous faucher à chaque instant, cet homme est celui qui sait que sa vie doit être vécue le plus intensément possible. Le rapport de moi-même à moi- même que médiatise la mort m’expose au choix généreux d’exister. « « La personne La personne (qui résulte de cette exposition), est un mouvement pour dépasser la est un mouvement pour dépasser la vie dans ce qu’elle est et dans ce qu’elle n’est vie dans ce qu’elle est et dans ce qu’elle n’est pas. Sa devise n’est pas sum, mais sursum. pas. Sa devise n’est pas sum, mais sursum. » »18 uploads/Litterature/ malraux.pdf

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