Fragment d’un livre très touchant sur la perte d’un etre cher – très chère. (La
Fragment d’un livre très touchant sur la perte d’un etre cher – très chère. (La maman) ….Maman est morte ce matin et c’est la première fois qu’elle me fait de la peine. Ce soir, brisé d’avoir tant pleuré, je n’ai pas l’impression qu’elle m’a quitté, plutôt la crainte de l’avoir abandonnée. Je m’inquiète… Où se trouve-t-elle ? A-t-elle besoin de moi ? Je voudrais courir jusqu’à ce lieu inconnu qu’elle découvre, la soutenir, chasser son effroi, enlacer son épaule, caler sa main au creux de mon coude puis lui chuchoter à l’oreille : « Ça va d’aller. » Peut-être s’esclafferait-elle – elle riait quand j’imitais les gens de Charleroi. « Ça va d’aller ! » Depuis cinquante-six ans, sitôt que, réunis, nous marchions côte à côte, nous nous sentions forts, sereins, au centre d’un univers dont les paysages s’organisaient sous nos pas. Maman m’éclairait, je l’éclairais, nous rayonnions, invincibles, et les ténèbres s’écartaient, repoussées par notre flamme. Après la vie, nous aurions apprivoisé la mort ensemble, non ? Je ne supporte pas qu’elle meure seule, même si on meurt toujours seul. Je ne supporte pas qu’elle parte sans moi, bien que, m’objecterait-elle, on n’emmène pas son fils dans un pareil voyage ! Elle s’est donc retirée bravement, sur la pointe des pieds, solitaire. Maman demeure une mère jusqu’au bout. Comment ai-je pu ne rien éprouver, à l’aube, au moment où elle défaillait ? Puisque nous étions si proches, attachés par des liens solides, insérés dans une toile de vibrations qui traversaient en une seconde les six cents kilomètres séparant Lyon de Bruxelles, j’aurais dû aussitôt apprendre son trépas de moi, en moi, par intuition, télépathie, fièvre ! Au lieu de cela, je me suis levé euphorique, j’ai regardé le jour doré qui s’annonçait, j’ai contemplé le cerisier du Japon gonflé par mille fleurs mousseuses lorsqu’un appel téléphonique… Je ne comprends pas : elle a expiré, je n’ai rien perçu. Rien. Alors tout – vraiment tout – s’effondre. Maman, tu es morte ce matin et c’est la première fois que tu me fais de la peine. De toi, je n’ai reçu que de la tendresse, de l’attention, de la considération, de l’enthousiasme. De toi, j’ai recueilli la passion d’exister, le désir d’admirer, l’ivresse d’entreprendre. De toi, je ne conserve aucun mauvais souvenir, seulement chaleur, lumière, joie. Pas moyen de déterrer un instant où ton sourire se serait fermé, où ton écoute aurait failli, où une éclipse aurait terni ta bienveillance. Impossible de me rappeler la seconde où tu m’aurais déçu. Ton amour se révélait aussi généreux qu’inusable. Tout cela serait-il anéanti ? La mort, cette fourbe, a-t-elle réussi à frapper ma mère en traître, elle, une ancienne championne de sprint, une athlète de haut niveau, un corps robuste que le temps avait épargné ? Maman morte… Je trace ces mots pour me convaincre que j’énonce une réalité, tenté depuis des heures d’attribuer mon chagrin à un cauchemar. Une femme m’a porté, mis au monde, m’a permis de grandir, de mûrir, m’a transformé en homme heureux, puis, une fois assurée de mon autonomie, m’a accompagné à distance ; or je me rends compte qu’au fond de l’adulte présumé subsistait un petit garçon qui pensait sa mère tellement belle, guérisseuse, puissante, qu’elle triompherait aussi de la camarde. « Ma mère ? Elle va la tuer, la mort ! » Ce petit garçon s’est éteint aujourd’hui. Avec elle. * Un jour comme les autres, tout devient différent. On nous annonce une mort, une naissance, et dès lors rien ne sera plus jamais pareil. * Me voici dans le train qui me conduit à Lyon où ma famille de sang m’attend. Un brutal coup de téléphone… J’ai toujours abominé cet engin, le visage industriel, technologique, plastifié du destin. Hier, le matin exhalait un parfum de printemps, vif, aigu, dru, frémissant, augure de renouveau. Les trois chiens s’amusaient à batailler dans le jardin qu’un soleil safran éclaboussait, réchauffant la pelouse anémiée, pressant le timide lilas, incitant les massifs à bourgeonner ; se préparait une de ces journées qui aiguillonnent le goût de vivre et nous abandonnent le soir, fourbus, étourdis d’avoir tant vibré. Je me délectais à la perspective d’écrire durant des heures au sein de cette lumière. Sur le chemin du dressing, après ma douche, je notai que mon téléphone affichait plusieurs appels. Entretenant des relations distantes avec ce casseur d’intimité, je le négligeai et m’habillai, paisible. Au bruit d’un tiroir, celui des chaussettes, les chiens étaient accourus joyeusement pour les saisir et m’obliger à les poursuivre dans les couloirs et les escaliers, d’autant plus allègres que les chaussettes annoncent les chaussures, et les chaussures la longue promenade chérie à travers la forêt… Entre deux galopades et quelques combats feints, en jetant un œil furtif sur l’écran, je constatai que Florence m’avait contacté quatre fois. Comme ma sœur a la téléphonade parcimonieuse, j’appréhendai aussitôt le pire. Je composai son numéro, elle décrocha et j’entendis une respiration oppressée. – Tu m’as appelé, Florence ? Elle pleurait. J’insistai, de plus en plus inquiet : – Quoi ? – … – Que se passe-t-il ? – Ma petite maman…, parvint-elle à articuler entre deux hoquets. J’avais compris. Une trappe s’ouvrait sous mes pieds, me précipitant dans un autre monde, un monde froid, anguleux, inconfortable, hostile, où ma sœur et moi croupirions, prisonniers à jamais. La nouvelle que je redoutais depuis cinquante ans venait de jaillir : Maman morte. Voilà. C’est maintenant. Aujourd’hui. Fini. – Non ! Je gémis « Non » pour nier, « Non » pour rattraper Maman qui dévalait au fond d’un gouffre, « Non ! ». Lorsque je m’écroulai, Daphné, ma jeune chienne, se rua sur moi, paniquée. Je ne cessais de sangloter tandis qu’elle léchait mes larmes. Impuissante, elle geignait, piétinait, recommençait, me pétrissait de ses pattes, fourrait sa truffe au creux de mon cou, affligée par mon état, bien décidée à me réparer, coûte que coûte, à coups de langue. Harassé, je la laissai s’activer ; je n’allais pas rejeter un peu d’amour alors que ma mère, ma plus importante source d’amour, me faussait compagnie. « Non ! » Toujours « Non » ! Rien que « Non » ! Daphné m’escorta jusqu’au lit où je me traînai et, malgré l’interdit, se hissa sur la couette, résolue à me guérir. Daphné, minuscule et bouleversante. Daphné, dérisoire et magnifique. Une heure après, quand j’ai reparlé, j’ai appelé mes proches. Bruno, Gisèle, Yann, Maïa, tous m’ont très vite rejoint à la maison et ont succédé à Daphné. Sans davantage de succès… Je n’étais pas seul, certes, mais j’avancerais dorénavant privé de ma mère. Y parviendrais- je ? « Prochain arrêt : aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. » La voix chantante et ferroviaire énonce la succession des gares. Sa tranquillité me choque. Quoi ? Les trains roulent, les voyageurs circulent, l’herbe pousse, le soleil brille, la Terre tourne, la vie continue… Ils ne savent donc pas ? Je croyais que la douleur tuait. Or le corps reste bête, borné, coriace, détenteur de trop de forces – pulsions, appétits, puissances réparatrices – pour ne pas poursuivre sa besogne opiniâtre, quand bien même l’esprit voudrait l’arrêter. Comme j’aurais souhaité disparaître à l’instant où j’entendais la nouvelle ! Je n’aurais pas succombé à ma peine, j’aurais péri avant. Peut-être aurais-je trépassé pour l’éviter… Au lieu de cela, mon corps, qui n’a pas pris la mesure de la situation, me condamne à la désolation. Malgré mon abattement, il manifestait hier le besoin de manger, il a dormi cette nuit et, ce matin, il a soif… Il demeure obscènement sain, acculant mon esprit à la souffrance, un supplice qui, loin de décroître, s’intensifie. Bref, on ne meurt pas de chagrin. En tout cas, pas d’un coup. Alors à petit feu, à l’usure ? Si seulement… « Prochain arrêt : gare de Chessy, Marne-la-Vallée. » Recroquevillé dans un fauteuil isolé, la tête orientée vers le paysage qui défile avec affolement, j’échoue à contenir ma peine. Les larmes affluent, sensibles, réagissant à la moindre de mes pensées, et coulent derrière mes lunettes fumées. Je les essuie contre mon pull aux manches mouillées. Une femme s’approche, brune, splendide, raffinée, dans l’éclat de sa maturité. Elle me considère et se penche. – J’aime beaucoup vos livres. Voit-elle les pleurs qui ruissellent le long de mes joues ? Ne les voit-elle pas ? Elle me sourit. – Je tenais à vous le dire. Et l’inconnue s’éloigne, légère, charmante. A-t-elle deviné ? Rien ? Tout ? La douceur de son attention me bouleverse, j’y perçois une délicatesse féminine qui m’évoque Maman et je susurre « Merci », trop tard, d’une voix inaudible, tandis qu’elle franchit la porte de la rame. Mes sanglots redoublent et je tente de les réfréner en fixant un point dans le ciel, derrière la vitre. Ce témoignage d’affection m’a transpercé, comme s’il vrillait la peau d’un grand brûlé. Je découvre une réalité nouvelle : il va falloir apprendre à avancer sans Maman ; apprendre à être apprécié sans le lui rapporter ; apprendre à recevoir des uploads/Litterature/ maman-est-morte-ce-matin.pdf
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- Publié le Jul 13, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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