11 Carole Dornier Introduction Interpréter les Lettres persanes 1 1À partir de

11 Carole Dornier Introduction Interpréter les Lettres persanes 1 1À partir de 1748, date de parution de L’Esprit des lois, peu de lectures échapperont à la tentation de confronter les Lettres persanes à ce qui est considéré comme la pièce maîtresse de la pensée de Montesquieu. « Germe » de l’œuvre majeure publiée vingt-sept ans plus tard, le roman de 1721 sera alors perçu comme une production de jeunesse, dont on souligne au xixe siècle le libertinage et la légèreté 2. Après la Révolution, ceux qui, comme Michelet, sont sensibles à la satire et à la portée politique de l’œuvre, la lisent comme point de départ d’un élan vers les transformations à venir 3. Galop d’essai brillant et léger, cet écrit composite, mêlant réflexion politique, satire, esprit et imaginaire rococo, tirerait sa valeur de son caractère annonciateur : de l’œuvre à venir mais aussi d’un élan intellectuel en émergence au moment de la rédaction des Lettres persanes, qui prendrait son véritable essor avec le projet encyclopédique, au milieu du siècle. Les métaphores de l’« aube » ou de l’aurore des Lumières donnent à l’ouvrage son sens à partir de ce qui le suit. Or Montesquieu appartient, au moment des Lettres persanes, à un mouve- ment intellectuel et culturel européen bien installé, dont les périodiques hollandais, l’Académie des sciences et celle des Inscriptions, les conférences scientifiques, le parti des Modernes, constituent des relais. L’enjeu de ce moment, comme le montrent en particulier Bayle et Fontenelle, est moins de revendiquer un nouveau magistère pour diffuser un ensemble ­ d’énoncés partagés que de créer des conditions de perception et d’expression des 1.  Cette présentation de la critique des Lettres Persanes ne prétend pas à l’exhaustivité ; elle tente d’esquisser les grandes lignes qui ont orienté les interprétations de l’ouvrage dans les dernières décennies. 2.  Villemain, Cours de littérature française, Tableau de la littérature au xviiie siècle, t. I, Paris, Didier, 1841, p. 368 ; Sainte-Beuve, Causeries du lundi, Paris, Garnier Frères, 1853, t. VII, p. 39. 3.  Michelet, Histoire de la France au xviiie siècle, vol. 15, La Régence, Paris, Chamerot, 1863, p. 440-442. « Lectures de Montesquieu », Carole Dornier (dir.) ISBN 978-2-7535-2815-4 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr Lectures de Montesquieu 12 erreurs, des artifices, des obstacles à la vérité. La fiction du regard étranger est l’un des moyens de voir le monde familier en imaginant les yeux d’un autre, dépourvu des filtres que constituent les habitudes, les préjugés, l’auto- rité de la Tradition. Il n’est pas anodin que Bayle, dans l’article « Japon » de son Dictionnaire historique et critique, ait imaginé cette inversion de perspec- tive, celle d’un Oriental rendant compte de l’Occident ; il ne l’est pas non plus de préciser que cette hypothèse intervient à propos de la façon dont les voyageurs catholiques rendent compte des friponneries et des hypocrisies des bonzes, comparés aux moines qu’il serait intéressant de regarder du point de vue d’un Japonais 4. À la recherche de la « chaîne secrète » Les premiers lecteurs avaient relevé, comme autant de qualités, la variété, l’esprit et la gaieté de l’ouvrage, sans rechercher une signification unifiante et c’est plutôt la hardiesse de certains propos qui suscitait la réserve 5. Cette jouissance du dévoilement multiple, de la diversité des scènes et des voix, s’éprouve dans la période de succès du Diable boîteux de Lesage (1707) et d’essor d’un journalisme « spectateur » qui joue sur toute une palette de genres de discours et d’énonciations fictionnelles 6. Les lecteurs du xxe siècle souligneront d’abord le manque de cohérence de l’ouvrage, comme ses insuffisances au regard des exigences du genre romanesque 7. En désignant tardivement son ouvrage comme « une espèce de roman » (p. 35/49), Montesquieu se livrerait à une forme de repentance d’un auteur âgé cherchant à minimiser par la référence à un genre divertissant l’audace de ce qu’il a écrit 8. Comme pour répondre à ces griefs, la recherche de l’unité et de l’inten- tion romanesque va longtemps dominer les interprétations à partir du milieu du xxe siècle. On cherchera la signification qu’il faut donner à la fameuse « chaîne secrète » à laquelle l’auteur fait référence dans ses Réflexions 4.  Dictionnaire historique et critique (1re éd. 1697), 5e édition, Amsterdam, Leyde, La Haye, Utrecht, P. Brunel, 1740, t. II, Remarque (A). 5.  Lettres historiques, Amsterdam, Jaques Desbordes, mai 1721, p. 546 ; Mémoires historiques et critiques, Amsterdam, Jean-Frédéric Bernard, 15 janvier 1722, p. 19 ; Marivaux, Le Spectateur français, huitième feuille (8 septembre 1722), dans F. Deloffre et M. Gilot (éd.), Journaux et Œuvres diverses, Paris, Garnier Frères, 1969, p. 153-154. 6.  Voir l’article de M. Gilot, R. Granderoute, D. Koszul et J. Sgard, « Le journaliste masqué. Personnages et formes personnelles », Le journalisme d’Ancien Régime, Lyon, Presses univer- sitaires, 1982, p. 285-313 et la thèse d’A. Février, Les Journaux de Marivaux et le monde des « spectateurs », Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2007. 7.  Pour une synthèse de ces jugements, voir R. Laufer, « La réussite romanesque et la signification des “Lettres persanes” de Montesquieu », Revue d’Histoire littéraire de la France, n° 61, 1961, p. 188-189 ; P. Kra, « The Invisible chain of the Lettres persanes », SVEC, n° 23, 1963, p. 10 ; A. J. Singerman, « Réflexions sur une métaphore : le sérail dans les Lettres persanes », SVEC, 185, 1980, p. 181. 8.  A. Adam, préface à son édition des Lettres persanes, Genève-Lille, Droz-Giard, 1954. « Lectures de Montesquieu », Carole Dornier (dir.) ISBN 978-2-7535-2815-4 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr Introduction 13 (p. 36/50), pour comprendre une œuvre dont la cohérence et, partant, l’intention, semblent se dérober derrière le disparate et la polyphonie 9. Roger B. Oake est l’un des premiers à souligner le lien entre les réflexions générales des observateurs persans et l’intrigue du sérail, à propos de la polygamie 10. L’étude de Robert Shackleton sur l’utilisation par Montesquieu du nom des mois lunaires du calendrier musulman avec la datation chrétienne des années et des jours ouvre la voie à l’examen du rapport entre références à l’histoire contemporaine et chronologie du drame du sérail, des ruptures de l’ordre chronologique dans la succession des lettres, des écarts imaginés entre leur envoi et leur réception 11. Dans la recherche d’une cohérence implicite, la critique proposera de dégager une composition sous-jacente, en justifiant des groupements de lettres 12. « Une espèce de roman » Jusqu’alors pour l’histoire littéraire, l’appartenance des Lettres persanes au genre romanesque n’avait rien d’une évidence 13 ; on s’efforcera ensuite de montrer le lien profond entre critique philosophique et intrigue du sérail. Pour Roger Laufer, la réussite de l’ouvrage provient justement de la dissymétrie, caractéristique du style rococo ; la confrontation entre Orient et Occident évite la forme équilibrée de parallèles alternés artificiels ; l’ouvrage fait jouer d’habiles échos et contrastes entre les réflexions sérieuses d’Usbek en France et les événements d’Orient (suicide, amitié…). Il exploite la contradiction entre l’enquête philosophique d’Usbek, sa progressive conversion à un idéal abstrait en Occident, et son aveuglement à propos de la situation concrète de son sérail en Orient. Jean Starobinski reviendra sur cet équilibre des Lettres persanes créé par un jeu d’oppositions dans la représentation de l’Orient et de l’Occident, en soulignant comme élément de cohérence le rapport inver- sement proportionnel entre la mise à distance détachée du familier parisien et français, règne des apparences, et le rapprochement du lointain, espace de l’intime et des passions dans lequel le lecteur est invité à pénétrer 14. 9.  T. Braun, « La chaîne secrète: a decade of interpretations », French Studies, vol. 42, n° 3, juillet 1988, p. 278-291. 10.  R. B. Oake, « Polygamy in the Lettres persanes », Romanic Review, 1941, vol. 32, n° 1, p. 56-62. 11.  R. Shackleton, « The Moslem chronology of the Lettres persanes », French Studies, n° 8, 1954, p. 17-27. 12.  Voir l’introduction de P. Vernière à l’édition de référence (p. 19-20/21-22) ; P. Kra, « The Invisible chain of the Lettres persanes », SVEC, n° 23, 1963, p. 17-60 ; P. Barrière, Un grand provincial : Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, Bordeaux, Delmas, 1946, p. 242-244. 13.  J. Goldzink, Charles-Louis de Montesquieu. Lettres persanes, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Études littéraires », 1989, p. 91. 14.  Préface à son édition des Lettres persanes, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2003 (1re éd. 1973), p. 13-14. « Lectures de Montesquieu », Carole Dornier (dir.) ISBN 978-2-7535-2815-4 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr Lectures de Montesquieu 14 Le respect de la loi naturelle et les conséquences désastreuses de sa négation dans le despotisme politique et domestique manifesteraient par ailleurs pour Laufer la cohérence idéologique des Lettres persanes. L’encadrement par des lettres du sérail qui ouvrent et closent le recueil est un procédé d’unité dramatique d’autant plus marqué que c’est au prix d’un bouleversement de la chronologie de la correspondance uploads/Litterature/ dornier-interpreter-les-lettres-persanes.pdf

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