Formes et thèmes de l’ œ uvre : le mythe d’ Esther dans À la Recherche du temps

Formes et thèmes de l’ œ uvre : le mythe d’ Esther dans À la Recherche du temps perdu 63 Formes et thèmes de l’œuvre : le mythe d’Esther dans À la Recherche du temps perdu Cécile Hussherr O n a beaucoup écrit sur l’importance d’Esther et d’Athalie dans Sodome et Gomorrhe. Mais des deux héroïnes éponymes, une seule parcourt la Recherche ; il s’agit bien évidemment d’Esther. Faut-il voir en ce nom propre la seule manifestation de l’in- fluence de Racine sur Proust ? Plus qu’une broderie mythologique, le nom d’Esther recèle en vérité l’émergence véritable d’un mythe que nous convenons d’appeler “mythe d’Esther”. Cette émergence est manifeste dès la représentation pariétale du personnage – les fameuses “tapisse- ries de haute lice” qui représentent le couronnement d’Esther1. Dans cette représentation, Esther, semblant résister à l’usure du temps, se détache de “l’atmosphère refoulée2”. Cette intemporalité d’Esther, sa com- plémentarité avec le monde des objets refoulés nous autorisent à postu- ler que, comme à d’autres, Proust donne à ce personnage une valeur archétypale3. Présente au début de l’œuvre dans l’église de Combray, Esther annonce et prépare la métaphore de l’œuvre comme Église et robe (IV, 473) et celle du vieillissement de la tapisserie humaine dans la matinée Guermantes du Temps retrouvé4. Elle semble donc encadrer Sodome et Gomorrhe des illusions rêveuses de l’enfant comme de la révélation à Marcel de sa vocation littéraire. Esther se fait alors le support de deux métaphores. La première est celle de la tapisserie, tapisserie de la société, du temps – nous verrons 64 T r a v a u x e t r e c h e r c h e s d e l ’ U M L V qu’Esther est aussi une Parque biblique – et surtout tapisserie de l’œuvre, qui remotive ainsi l’étymologie du “texte”. La filiation racinienne du mythe d’Esther nous apporte par ailleurs une double métaphore théâtrale, celle du travestissement et du coup de théâtre. Rappelons en effet que le my- the proustien d’Esther est intermédié par l’Esther de Racine et repose probablement sur une autre représentation obscure, celle de Racine femme. On peut ajouter à ces deux métaphores la symbolique d’une transgression des codes : témoin par excellence de la fidélité de Dieu envers son peuple, sauvé in extremis, le mythe biblique d’Esther serait peut-être d’origine païenne : Ishtar/Esther et Mardouk/Mardochée rappel- leraient l’antique union des dieux et le caractère génital de la création du monde dans les mythologies païennes5. Si Esther est un lointain souve- nir de l’union hétérosexuelle des divinités, n’est-elle pas porteuse d’un hermaphrodisme latent6 ? Cette origine possible du récit biblique n’est d’ailleurs pas faite pour surprendre : Israël n’était pas favorable aux mythes, par essence poly- théistes7, et O. Eissfeldt affirme même qu’aucun mythe biblique n’est de provenance israélite, mais importé de cultures avoisinantes, pour être modifié par son insertion dans la Bible8. La Bible “privilégie trop l’histoire pour avoir un rapport paisible au mythe, par essence anhistorique. En fait, elle utilise des motifs mythiques qu’elle soumet à un sévère traitement démythologisant. Elle en fait les moyens d’expression d’un langage sym- bolique qui lui permet d’évoquer des réalités qui débordent l’expérience9.” Or tout semble indiquer que Proust réactive un substrat latent dans le mythe d’Esther. Ainsi, l’hermaphrodisme est lisible dans la manière dont il identifie l’un ou l’autre personnage de la Recherche à Esther – procédé qui excède d’ailleurs la quadruple confusion de Sodome et Sion dans Sodome et Gomorrhe. L’œuvre-cathédrale, la confusion entre le juif et l’homosexuel, la vanité de la vie mondaine – autant d’éléments de la Recherche qui, si on les retrouve ailleurs, semblent converger dans le mythe d’Esther. Suffisante est sa force pour qu’Assuérus et Mardochée soient épisodiquement convoqués dans l’œuvre. Formes et thèmes de l’ œ uvre : le mythe d’ Esther dans À la Recherche du temps perdu 65 L’importance manifeste d’Esther ne nous dispense pas de nous in- terroger maintenant sur ce que recouvre l’expression “mythe d’Esther”. Esther est le personnage éponyme d’un mythe d’origine biblique, la pro- tagoniste d’un récit comportant d’autres personnages, mais aussi un personnage de théâtre racinien, éponyme de surcroît. Cette pluralité de référés pose une question au comparatiste : le mythe proustien d’Esther est-il d’origine racinienne ou biblique ? Proust fait-il revivre l’héroïne bibli- que en renouvelant le substrat mythique dont elle est porteuse, ou dési- gne-t-il la tragédie de Racine comme “mythe littéraire nouveau-né”, pour reprendre la terminologie de Philippe Sellier10 ? On sait qu’Antoine Com- pagnon a traité des citations de l’Esther racinienne11. Telle n’est pas notre perspective. Il convient de souligner l’originalité de Proust, qui ne se con- tente pas d’une simple réécriture – alors que Racine est resté très proche du récit biblique – mais effectue une véritable transposition, pour ne pas dire une inversion de l’histoire d’Esther. La représentation médiévale de l’héroïne biblique semble d’ailleurs indiquer que, dans l’ordre de la fiction du moins, toutes les Esther ne sont pas raciniennes. Comme les tapisseries du couronnement, le mythe d’Esther est une énigme à déchiffrer, ce que nous nous proposons de faire en abordant l’énigme d’une apparition – découverte des tapisseries et identification d’Oriane à l’héroïne biblique – l’énigme d’une révélation – celle de la judéité d’Esther, celle de l’inversion – l’énigme enfin du temps et de l’œuvre d’art. Esther, l’énigme d’une apparition “Deux tapisseries de haute lice représentaient le couronnement d’Esther (la tradition voulait qu’on eût donné à Assuérus les traits d’un roi de France et à Esther ceux d’une dame de Guermantes dont il était amoureux), auxquelles leurs couleurs, en fondant, avaient ajouté une expression, un relief, un éclairage : un peu de rose flottait aux lèvres d’Esther au-delà du dessin de leur contour ; le jaune de sa robe s’étalait si onctueusement, si grassement, 66 T r a v a u x e t r e c h e r c h e s d e l ’ U M L V qu’elle en prenait une sorte de consistance et s’enlevait vivement sur l’atmosphère refoulée ; et la verdure des arbres restée vive dans les parties basses du panneau de soie et de laine, mais ayant “passé” dans le haut, faisait se détacher, en plus pâle, au- dessus des troncs foncés, les hautes branches jaunissantes, dorées et comme à demi effacées par la brusque et oblique illumination d’un soleil invisible.” (I, 60) La première apparition d’Esther souligne le lien de ce personnage avec l’art, certes, mais aussi avec la fiction : la “tradition” évoquée par Marcel écrivant est reprise à son compte par Marcel enfant, qui se figure Oriane sous les traits d’Esther (I, 169). On comprend alors la déception qui suit, lors du mariage de Mademoiselle Percepied : “C’était elle ! Ma déception était grande. Elle provenait de ce que je n’avais jamais pris garde quand je pensais à Mme de Guermantes, que je me la représentais avec les couleurs d’une tapisserie ou d’un vitrail, dans un autre siècle, d’une autre matière que le reste des personnes vivantes” (I, 172). L’association d’Esther à la famille des Guermantes court d’ailleurs à travers le roman. Lors de sa première visite à Mme de Villeparisis, le narrateur découvre un salon tendu de soie jaune et décoré de fauteuils aux tapisseries roses (II, 486). Or nous connaissons le but de cette visite : épris de la duchesse de Guermantes, Marcel espère que son entrée dans le monde sera le moyen de faire sa connaissance, privilège que Saint-Loup ne lui obtient pas. Il découvrira que la rêverie suscitée par le nom de celle qu’il aime est sans rapport avec son visage : “Si, dans le salon de Mme de Villeparisis, tout autant que dans l’église de Combray, au mariage de Mademoiselle Percepied, j’avais peine à retrouver dans le beau visage, trop humain, de Mme de Guermantes l’inconnu de son nom, je pensais du moins que, quand elle parlerait, sa causerie, profonde, mystérieuse, aurait une étrangeté de tapisserie médiévale, de vitrail gothique” (II, 506). Il faudra que le narrateur détourne son amour d’Oriane sur Gilberte pour que s’ouvrent les portes du salon Guermantes : comparée désormais à Assuérus, Oriane convie Marcel pour la première fois : “Peut-être parfois, quand à l’imitation des princes persans qui, au dire du livre d’Esther, se faisaient lire les registres où étaient inscrits Formes et thèmes de l’ œ uvre : le mythe d’ Esther dans À la Recherche du temps perdu 67 les noms de ceux de leurs sujets qui leur avaient témoigné du zèle, Mme de Guermantes consultait la liste des gens bien intentionnés, elle s’était dit de moi : ‘un à qui nous demanderons de venir dîner’. Mais d’autres pensées l’avaient distraite (De soins tumultueux un prince environné Vers de nouveaux objets est sans cesse entraîné) jusqu’au moment où elle m’avait aperçu seul comme Mardochée à la porte du palais ; et ma vue ayant rafraîchi sa mémoire, elle voulait, tel Assuérus, me combler de ses dons.” (II, 673) L’allusion à l’histoire de Mardochée – tuteur et parent d’Esther, il a déjoué uploads/Litterature/ marcel-proust-formes-et-themes-de-l-x27-oe-uvre.pdf

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