Raymond Roussel (1963) 7 I LE SEUIL ET LA CLEF L 'oeuvre nous est offerte dédou
Raymond Roussel (1963) 7 I LE SEUIL ET LA CLEF L 'oeuvre nous est offerte dédoublée en son dernier instant par un discours qui se charge d'expliquer comment... Ce « comment j'ai écrit certains de mes livres», révélé lui-même quand tous étaient écrits, a un étrange rapport avec l'oeuvre qu'il découvre dans sa machinerie, en la recouvrant d'un récit autobiographique hâtif, modeste et méticuleux. En apparence, Roussel respecte l'ordre des chronologies : il explique son oeuvre en suivant le droit fil qui est tendu des récits de jeunesse aux Nouvelles Impressions qu'il vient de publier. Mais la distribution du discours et son espace intérieur sont de sens contraire: au premier plan, et en grosses lettres, le procédé qui organise les textes initiaux; puis en étages plus serrés, les mécanismes des Impressions d'Afrique, avant ceux de Locus Solus, à peine indiqués. A l'horizon, là où le langage se perd avec le temps, les textes récents -Poussière de Soleils et l'Étoile au Front ne sont plus qu'un point. Les Nouvelles Impressions, elles, sont déjà de l'autre côté du ciel, et on ne peut 8 les y repérer que par ce qu'elles ne sont pas. La géométrie profonde de cette « révélation» renverse le triangle du temps. Par une rotation complète, le proche devient le plus lointain. Comme si Roussel ne pouvait jouer son rôle de guide que dans les premiers détours du labyrinthe, et qu'il l'abandonnait dès que le cheminement s'approche du point central où il est lui-même, tenant les fils en leur plus grand embrouillement -où, qui sait? en leur plus grande simplicité. Le miroir qu'au moment de mourir Roussel tend à son oeuvre et devant elle, dans un geste mal défini d'éclairement et de précaution, est doué d'une bizarre magie: il repousse la figure centrale dans le fond où les lignes se brouillent, recule au plus loin la place d'où se fait la révélation, mais rapproche, comme pour la plus extrême myopie, ce qui est le plus éloigné de l'instant où elle parle. A mesure qu'elle approche d'elle-même, elle s'épaissit en secret. Secret redoublé: car sa forme solennellement ultime, le soin avec lequel elle a été, tout au long de l'oeuvre, retardée pour venir à échéance au moment de la mort, transforme en énigme le procédé qu'elle met au jour. Le lyrisme est méticuleusement exclu de Comment j' ai écrit certains de mes livres (les citations de Janet utilisées par Roussel pour parler de ce qui fut sans doute l'expérience nodale de sa vie montrent la rigueur de cette exclusion) ; on y trouve des renseignements, point de confidence, et pourtant quelque chose est confié, absolument -dans cette figure étrange du secret que la mort garde et publie. « Et 9 je me réfugie faute de mieux dans l'espoir que j'aurai peut-être un peu d'épanouissement posthume à l'endroit de mes livres.» Le « comment» inscrit par Roussel en tête de son oeuvre dernière et révélatrice nous introduit non seulement au secret de son langage, mais au secret de son rapport avec un tel secret, non pour nous y guider, mais pour nous laisser au contraire désarmé, et dans un embarras absolu quand il s'agit de déterminer cette forme de réticence qui a maintenu le secret en cette réserve tout à coup dénouée. La phrase première: « Je me suis toujours proposé d'expliquer de quelle façon j'avais écrit certains de mes livres» indique avec assez de clarté que ces rapports ne furent ni accidentels ni établis au dernier instant, mais qu'ils ont fait partie de l'oeuvre même, et de ce qu'il y avait de plus constant, de mieux enfoui dans son intention. Et puisque cette révélation de dernière minute et de premier projet forme maintenant le seuil inévitable et ambigu qui initie à l'oeuvre en la terminant, elle se joue de nous, à n'en pas douter: en donnant une clef qui désamorce le jeu, elle dessine une énigme seconde. Elle nous prescrit, pour lire l'oeuvre, une conscience inquiète: conscience en laquelle on ne peut se reposer, puisque le secret n'est pas à trouver comme dans ces devinettes ou charades que Roussel aimait tant; il est démonté et avec soin, pour un lecteur qui aurait donné, avant la fin du jeu, sa langue au chat. Mais c'est Roussel qui donne au chat la langue de ses lecteurs; il les 10 contraint à connaître un secret qu'ils ne reconnaissaient pas, et à se sentir pris dans une sorte de secret flottant, anonyme, donné et retiré, et jamais tout à fait démontrable : si Roussel de son plein gré a dit qu'il y avait du secret, on peut supposer qu'il l'a radicalement supprimé en le disant et en disant quel il est, ou, tout aussi bien, qu'il l'a décalé, poursuivi et multiplié en laissant secret le principe du secret et de sa suppression. L'impossibilité, ici, de décider lie tout discours sur Roussel non seulement au risque commun de se tromper mais à celui, plus raffiné, de l'être. Et d'être trompé moins par un secret que par la conscience qu'il y a secret. Roussel, en 1932, avait adressé à l'imprimeur une partie du texte qui allait devenir, après sa mort, Comment j' ai écrit certains de mes livres. Ces pages, il était entendu qu'elles ne devaient point paraître de son vivant. Elles n'attendaient pas sa mort; celle-ci, plutôt, était aménagée en elles, liée sans doute à l'instance de la révélation qu'elles portaient. Quand, le 30 mai 1933, il précise ce que doit être l'ordonnance de l'ouvrage, il avait depuis longtemps pris ses dispositions pour ne plus revenir à Paris. Au mois de juin, il s'installe à Palerme, quotidiennement drogué et dans une grande euphorie. Il tente de se tuer ou de se faire tuer, comme si maintenant il avait pris « le goût de la mort dont auparavant il avait la crainte». Le matin où il devait quitter son hôtel pour une cure de désintoxication à Kreuzlingen, on 11 le retrouve mort; malgré sa faiblesse, qui était extrême, il s'était traîné avec son matelas tout contre la porte de communication qui donnait sur la chambre de Charlotte Dufresne. Cette porte, en tous temps, restait libre; on la trouva fermée à clef. La mort, le verrou et cette ouverture close formèrent, en cet instant et pour toujours sans doute, un triangle énigmatique où l'oeuvre de Roussel nous est à la fois livrée et refusée. Ce que nous pouvons entendre de son langage nous parle à partir d'un seuil où l'accès ne se dissocie pas de ce qui forme défense -accès et défense eux-mêmes équivoques puisqu'il s'agit, en ce geste non déchiffrable, de quoi? de libérer cette mort si longtemps redoutée et soudain désirée? ou peut-être aussi bien de retrouver une vie dont il avait tenté avec acharnement de se délivrer mais qu'il avait si longtemps rêvé de prolonger à l'infini par ses oeuvres, et, dans ses oeuvres mêmes, par des appareils méticuleux, fantastiques, infatigables? De clef, y en a-t-il d'autre maintenant que ce texte dernier qui est là, immobile, tout contre la porte ? Faisant signe d'ouvrir? Ou le geste de fermer? Tenant une clef simple, merveilleusement équivoque, apte en un seul tour à cadenasser ou à délivrer? Refermant avec soin sur une mort sans atteinte possible, ou peut-être, transmettant, au-delà d'elle, cet éblouissement dont le souvenir n'avait pas quitté Roussel depuis sa dix-neuvième année, et dont il avait essayé, en vain toujours, sauf peut-être cette nuit-là, de retrouver la clarté? Roussel, dont le langage est d'une grande précision, 12 a dit curieusement de Comment j'ai écrit certains de mes livres qu'il s'agissait d'un texte « secret et posthume». Il voulait dire sans doute -au-dessous de la signification évidente: secret jusqu'à la mort exclue -plusieurs choses: que la mort appartenait à la cérémonie du secret, qu'elle en était un seuil préparé, la solennelle échéance; peut-être aussi que le secret resterait secret jusque dans la mort, trouvant en elle le secours d'une chicane supplémentaire -le « posthume» multipliant le « secret» par lui-même et l'inscrivant dans le définitif; ou mieux que la mort révélerait qu'il y a un secret, montrant, non ce qu'il cache, mais ce qui le rend opaque et infracassable ; et qu'il ne garderait le secret en dévoilant qu'il est secret, le livrant épithète, le maintenant substantif. Et on n'a plus au fond de la main que l'indiscrétion têtue, interrogative, d'une clef elle-même verrouillée -chiffre déchiffrant et chiffré. Comment j'ai écrit certains de mes livres cache autant et plus que n'en dévoile la révélation promise. Il n'offre guère que des épaves dans une catastrophe de souvenirs qui oblige, dit Roussel, « à mettre des points de suspension». Mais aussi générale que soit cette lacune, elle n'est encore qu'un accident de surface à côté d'une autre, plus essentielle, impérieusement indiquée par la simple exclusion, sans commentaire, de toute une série d'oeuvres. « Il va sans dire que mes autres livres, la Doublure, la Vue, et Nouvelles impressions d'Afrique sont absolument étrangers au procédé.» Hors secret sont aussi trois textes 13 poétiques, l'Inconsolable, les Têtes de uploads/Litterature/ 1963-raymond-roussel.pdf
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- Publié le Mai 29, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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