L e r o m a n à q u e l p r i x ? T h é o r i e e t f i c t i o n c h e z P r o

L e r o m a n à q u e l p r i x ? T h é o r i e e t f i c t i o n c h e z P r o u s t 133 Le roman à quel prix ? Théorie et fiction chez Proust Alain Schaffner “U ne œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix1”, écrit paradoxalement le Narrateur du Temps retrouvé au milieu d’un long développement théorique. Que signifie donc ce dénigrement des théories à la fin d’un immense texte où le discours analytique ne cesse de se mêler à la fiction, et qui se clôt – ou presque – par un exposé d’esthétique ? L’affirmation semble un peu moins surprenante si l’on réfère au co-texte immédiat de la phrase : les théories en question seraient, comme l’explique le Narrateur en une phrase particulièrement tortueuse, “celles que la critique avait dévelop- pées au moment de l’affaire Dreyfus et avait reprises pendant la guerre, et qui tendaient à ‘faire sortir l’artiste de sa tour d’ivoire’, et à traiter des sujets ni frivoles ni sentimentaux, mais peignant de grands mouvements d’ouvriers et, à défaut de foules, à tout le moins non plus d’insignifiants oisifs (‘j’avoue que la peinture de ces inutiles m’indiffère assez’, disait Bloch), mais de nobles intellectuels ou des héros2”. Le texte se bornerait donc à écarter toute approche idéologique inspirée d’un réalisme à ca- ractère social, tout didactisme en matière artistique qui dicterait au roman des objectifs ; et la disqualification des “théories” ne s’apparenterait en rien à une disqualification de la théorie dans le roman3. Au manque de délicatesse que suppose l’offrande au lecteur d’un livre dont il saurait exactement combien il a coûté à l’auteur s’ajoute tout de même ce sens implicite que la valeur théorique (une fois dissimulée, transposée ou transfigurée) fait peut-être bien le prix d’une œuvre litté- raire. Le caractère général et dogmatique d’une telle affirmation, sous 134 T r a v a u x e t r e c h e r c h e s d e l ’ U M L V son caractère ironique, nous invite donc à rechercher la théorie dans le roman sous ses voiles romanesques (car tout cadeau a un prix) et à nous interroger sur les modalités de son effacement ou de sa persistance. Il ne s’agit évidemment pas, dans le cadre aussi restreint, d’approfondir un ensemble de questions très complexes qui ont déjà nourri de nombreux ouvrages. En laissant de côté le problème des origines philosophiques de la théorie exploré par Anne Henry dans deux ouvrages marquants4, nous nous contenterons de nous interroger, à partir de la doctrine esthé- tique exposée dans Le Temps retrouvé, sur le rapport qu’entretient dans le roman, le discours narratif avec le discours doctrinal à caractère spécu- latif. Nous nous demanderons ici, à l’exemple de Vincent Descombes, s’il ne faut pas “tenir le roman pour un éclaircissement, et non pour une simple transposition de l’essai5”. Le roman ou l’essai ? On trouve dans Le Temps retrouvé un passage d’environ soixante pages, intitulé “l’Adoration perpétuelle” – dont notre phrase initiale est extraite – qui, à la faveur d’une dernière expérience de réminiscence, livre au lecteur, en un bloc théorique compact, un véritable art poétique. Après les erreurs et les errements du personnage, le Narrateur semble finalement nous livrer le dernier mot de son esthétique, dont tous les voiles viennent de tomber. Or, ce dernier mot théorique de l’œuvre est aussi, à quelques nuances près, le premier. Le Temps retrouvé, on le sait, est un roman inachevé, composé pour l’essentiel avant la guerre, à une époque où l’hésitation sur le genre littéraire qu’il allait adopter usait encore bien du souci au futur romancier. Après s’être demandé dans Jean Santeuil : “Puis-je appeler ce livre un roman ?”, l’auteur du Contre Sainte-Beuve s’interroge encore : “Faut-il faire un roman ? Suis-je romancier ?”6 Dans un projet de préface à ce dernier ouvrage, qui date de 1909, l’on trouve déjà presque toutes les idées qui vont former l’armature du dénouement théorique du Temps retrouvé : le rôle second de l’intelligence, auxiliaire de la sensibilité (“Chaque jour, j’attache moins de L e r o m a n à q u e l p r i x ? T h é o r i e e t f i c t i o n c h e z P r o u s t 135 prix à l’intelligence7”), la résurrection poétique du passé par la réminiscence, le rôle fondamental de la subjectivité chez l’artiste pour qui “l’échelle de valeurs ne peut être trouvée qu’en lui-même8”. La conclusion de ce texte revient sur deux points importants : le lien entre subjectivité et le style (le rythme de la phrase, la musique intérieure) et la critique de la littérature à idées générales sans originalité stylistique – par exemple le Jean-Christophe de Romain Rolland9. Entre le traité théorique (il s’agit de démonter, arguments à l’appui, la méthode de critique biogénétique que préconise Sainte-Beuve) et l’aimable conversation avec sa mère d’un jeune homme qui vient de publier un article dans Le Figaro, l’auteur du Contre Sainte-Beuve ne cesse de balancer. Il décrit ainsi à Georges de Lauris les deux projets incompatibles qu’il a élaborés : “l’un est un article de forme classique, l’essai de Taine en moins bien. L’autre débuterait par le récit d’une matinée, maman viendrait près de mon lit, et je lui raconterais l’article que je veux faire sur Sainte-Beuve et je le lui développerais. Qu’est- ce que vous trouvez le mieux ? 10”. Le choix de la deuxième solution amorce le retour de Proust vers une écriture plus narrative qui, seule, permettra la transformation de l’essai inachevé en un véritable roman. Pourtant, les problèmes ne sont presque jamais posés par Proust en termes de technique romanesque ; il ne s’agit la plupart du temps dans le texte que d’“œuvre11” ou de “livre12”. La phrase si souvent citée du Temps retrouvé : “La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature13” se trouve située au milieu d’un développement sur l’art en général, où le roman est loin d’occuper la première place. Inscrite dans le cadre d’une réflexion sur le réalisme en littérature, elle se voit placée pour finir entre remarque suscitée par une pensée de La Bruyère et des considérations sur Vermeer et Rembrandt – c’est-à-dire au cœur de la théorisation finale des relations entre l’art et la vie. La déclaration finale sur la littérature apparaît donc non seulement quelque peu restrictive – il est manifeste, dans le reste du propos, que les autres formes d’art mériteraient tout autant qu’elle de se voir glorifiées – mais en plus, elle ne caractérise en rien sa partie spécifiquement romanesque. Parmi les textes que le narrateur cite comme 136 T r a v a u x e t r e c h e r c h e s d e l ’ U M L V ses modèles, émergent surtout les Mémoires de Saint-Simon et Les Mille et une nuits qui ne sont pas des romans. Le texte pastiché dans Le Temps retrouvé est bien le Journal des Goncourt et non Germinie Lacerteux (sans doute parce que le genre du journal intime permet mieux de mesurer l’écart entre la réalité et sa représentation prétendument fidèle). Il est beaucoup plus rarement question dans la Recherche, de Balzac, de Flaubert ou de Dostoïevski en tant que romanciers14… La volonté d’“éclaircir” la vie (“ce qu’on a éprouvé (…) on ne sait pas ce que c’est tant qu’on ne l’a pas approché de l’intelligence15”) qui est décrite dans ce vaste passage semble ainsi une tâche plus philosophique que littéraire à proprement parler et ne semble pas avoir de lien direct de nécessité avec la constitution d’un monde romanesque comportant une intrigue, des personnages, une action. Théorie de la mémoire et récit Si l’esthétique qui est exposée dans Le Temps retrouvé est davantage une théorie de l’art qu’une théorie du roman, peut-être faut-il changer légèrement de point de vue et chercher dans la conception du temps sur laquelle repose les fondements de l’organisation narrative du texte. La théorie proustienne de la mémoire établit en effet une opposition claire entre la mémoire volontaire (l’intelligence du souvenir) et la réminiscence, qui donne accès au passé par l’intermédiaire d’une sensation oubliée et soudain retrouvée. La mémoire volontaire se situe donc, selon le Narra- teur, du côté de la réduction de l’expérience en catégories abstraites (c’est- à-dire d’une possible théorisation) tandis que la mémoire involontaire, associée à la sensibilité et à la subjectivité du sujet percevant, ouvrirait la voie à d’autres formes d’expression : le récit par exemple. Après la révéla- tion survenue dans la bibliothèque du prince de Guermantes, la question se pose donc du rapport entre la mémoire et l’écriture romanesque. Or ce rapport est moins simple que la stratégie proustienne d’argumentation ne le uploads/Litterature/ marcel-proust-theorie-et-fiction-chez-proust 1 .pdf

  • 24
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager