EXPLICATION DE TEXTES ET PERSPECTIVE ACTIONNELLE : LA LITTÉRATURE ENTRE LE DIRE
EXPLICATION DE TEXTES ET PERSPECTIVE ACTIONNELLE : LA LITTÉRATURE ENTRE LE DIRE SCOLAIRE ET LE FAIRE SOCIAL L’ingenium, cette étrange faculté de l’esprit qui est de relier, a été donné aux humains pour comprendre, autrement dit pour faire. Gianbatista VICO, De l’antique sagesse de l’Italie (1710), traduc- tion J. Michelet, 1835, présentation B. Pinchard, éd. GF-Flammarion, 1993, p. 136. par Christian PUREN Université de Tallinn (Estonie), christian.puren@tlu.ee Université Jean Monnet de Saint-Étienne (France), christian.puren@univ-st-etienne.fr CELEC-CEDICLEC, www.dlc.sup.fr Introduction Cet article s’inscrit dans le prolongement de ceux que j’ai précédemment publiés sur la ques- tion de la littérature dans la revue Les Langues modernes en 1989, 1990, 2000 et 2002.1 Il re- prend par ailleurs presque textuellement les pages 29-33 d’une conférence de 2006 publiée sur ce même site de l’APLV. On se reportera à la bibliographie finale. La thèse que je vais défendre ici est que la « perspective actionnelle » ébauchée dans le Cadre européen commun de référence pour les langues (CECR) de 2001 amorce une sortie de l’ap- proche communicative et annonce une nouvelle conception d’ensemble de l’enseignement-ap- prentissage des langues qui permettent de « revisiter » historiquement la méthodologie active et de repenser la didactique du texte littéraire en classe de langue. La perspective actionnelle et la méthodologie active, en effet, ont en commun de se fonder sur l’agir en général de l’ap- prenant – et sur l’agir collectif –, et non, comme l’approche communicative, sur une seule forme très particulière d’activité, celle de la communication langagière interindividuelle. La méthodologie active est la méthodologie officielle pour l’enseignement de toutes les langues vivantes dans les instructions ministérielles françaises des années 1920 aux années 1960, et son activité de référence, l’ « explication de textes », est encore actuellement le modèle des 1 Je remercie vivement Pascale Catoire et Sylvie Marc, enseignantes et formatrices interlangues, pour leur relecture attentive de mon texte, leurs remarques et leurs suggestions, dont j’ai tenu compte dans la ré- daction finale de cet article. Je reste cependant entièrement responsable des idées exposées dans ce texte, et de ses éventuelles erreurs ou imperfections. 1 épreuves tant orales qu’écrites au baccalauréat français, avec tous les effets connus de modé- lisation en amont (au moins pendant les années du lycée) sur les attentes, demandes et objec- tifs des apprenants et des enseignants. L’activité de l’explication de textes a été étendue dans la méthodologie active, au cours de son histoire, à d’autres types de textes et même à d’autres types de supports (cela est particulièrement visible dans la tradition hispanique en ce qui concerne les documents photographiques et filmiques), mais cette activité a été élaborée à l’origine pour les documents littéraires, et c’est à eux qu’elle reste la plus adaptée. Pour une histoire détaillée de cette méthodologie constituée, je renvoie à mon ouvrage de 1988, cha- pitre 4. Je tiens d’emblée à mettre en garde, en ce qui concerne les idées que j’expose dans ce texte, contre leur instrumentalisation possible au service d’un combat d’arrière-garde qui n’est pas le mien, tout au contraire. J’ai déjà suffisamment critiqué – dans Les Langues modernes et ailleurs – les effets négatifs mécaniquement provoqués par une « entrée » exclusive par les documents, par une intégration didactique maximale autour d’un document unique ou encore par une utilisation conjointe du texte littéraire comme à la fois document informatif et prétexte à entraînement linguistique ; j’ai suffisamment ferraillé pendant des années contre la tradition hispanique, qui a maintenu jusqu’à présent un privilège irraisonné et irréaliste aux documents littéraires et à un unique modèle de référence d’explication de ces textes, pour pouvoir espérer que mon discours ne donne pas d’arguments aux défenseurs de cette tradition qui les aide- raient à en prolonger de quelques années encore l’interminable agonie, au motif que cette ex- plication de textes serait déjà de la perspective actionnelle avant l’heure, ou que l’on pourrait encore une fois sauver l’immeuble au prix d’un ravalement de façade. Je pense qu’il est effecti- vement possible de « revisiter » cette activité, mais ce terme implique très précisément, d’une part que l’on (re)vienne d’ailleurs, d’autre part que ce n’est pas la demeure principale, et moins encore la tour d’ivoire où l’on pourrait se retrancher à l’abri des vaines agitations exté- rieures d’empêcheurs d’enseigner en rond. Aux formateurs et enseignants d’espagnol qui considèrent que cette explication de textes litté- raires peut encore rester l’activité sinon exclusive, du moins de référence, je ne peux que conseiller d’interrompre dès à présent la lecture de cet article, et de passer leur chemin en al- lant découvrir ceux de la méthodologie audiovisuelle et de l’approche communicative aupara- vant parcourus par d’autres traditions didactiques, comme celles de l’anglais et du français langues étrangères. J’ai commencé ma carrière d’enseignant comme stagiaire agrégé d’espa- gnol en 1972, mais j’ai eu la chance de pouvoir voyager par la suite (dans d’autres pays, d’autres langues et d’autres traditions didactiques), et la visite que j’effectue ici n’est pas du tout de ma part un retour nostalgique à un quelconque bercail : elle est simplement une nou- velle occasion de me dégourdir les neurones en me déplaçant à nouveau. La seule vérité de la recherche didactique, en effet, c’est la recherche elle-même, à l’instar de la compétence fonda- mentale d’un enseignant, qui est d’essayer constamment de maintenir son efficacité en accom- pagnant l’évolution de ses élèves et de leur environnement. Il n’y a pas de refuge, ni même de chemin tout tracé, seulement le déplacement, qui dessine après coup un imprévisible parcours. C’est ce qu’exprime magnifiquement Antonio Machado dans son plus célèbre poème : Caminante, son tus huellas el camino, y nada más; caminante, no hay camino, se hace camino al andar. Al andar se hace camino, y al volver la vista atrás se ve la senda que nunca se ha de volver a pisar. Caminante, no hay camino, sino estelas en la mar. Proverbios y cantares, Chant XXIX, Éd. Campos de Castilla, 1917. Marcheur, ce sont tes traces Ce chemin, et rien de plus ; Marcheur, il n'y a pas de chemin, Le chemin se construit en marchant. En marchant se construit le chemin, Et en regardant en arrière On voit la sente que jamais On ne foulera à nouveau. Marcheur, il n'y a pas de chemin, Seulement des sillages sur la mer. Traduction de José Parets-LLorca. C’est assurément le grand intérêt actuel du CECR que d’offrir une occasion de se remettre en route, mais il faut espérer qu’inspecteurs et formateurs en langues ne confondent pas une 2 nouvelle fois, comme trop d’entre eux l’ont fait trop souvent dans le passé, la destination avec le voyage. Leur rôle n’est pas d’être des gardiens poussant leur troupeau vers un nouvel en- clos, ou des déménageurs transportant et empilant des colis dans un nouvel appartement2, il est d’être, comme les enseignants avec leurs élèves, des accompagnateurs. Mais il faut pour cela connaître parfaitement le territoire, ce qui suppose qu’on l’ait soi-même parcouru en tous sens, de manière à ne pas se perdre ni perdre ses voyageurs quand ceux-ci forcément vou- dront aller leur propre chemin en dehors des sentiers balisés. Le parcours de la didactique des langues-cultures nous a amenés en trois quarts de siècle de- puis la méthodologie active et son activité de référence, l’explication de textes littéraires, jus- qu’à l’actuelle perspective actionnelle, et il m’a semblé que le moment était propice pour orga- niser un petite randonnée d’entraînement de l’une à l’autre. Elle nous fera repasser un instant par l’approche communicative, et nous aurons même l’occasion d’apercevoir au passage la mé- thodologie traditionnelle et la méthodologie audiovisuelle. Alors, si vous en êtes d’accord, « suivez le guide »… 1. La méthodologie active, ou quand faire la classe, c’est « faire dire » La classe de langue est un espace où, depuis plus d’un siècle maintenant, est en principe privi- légié un usage maximal de la langue étrangère parce que celle-ci y est conçue à la fois comme l’objectif et le moyen de l’enseignement-apprentissage. La déclaration fondatrice de la disci- pline « langue vivante » dans l’enseignement scolaire français apparaît dans l’Instruction offi- cielle du 13 septembre 1890 : « Une langue s’apprend par elle-même et pour elle-même, et c’est dans la langue, prise en elle-même, qu’il faut chercher les règles de la méthode. » Cette petite phrase pose le grand principe de l’enseignement moderne des langues qui n’a jamais été remis en cause depuis, au-delà de toutes les ruptures méthodologiques et de la diversité des objectifs et des environnements d’enseignement-apprentissage, celui de l’ « homologie fin- moyen » : la fin assignée à l’enseignement-apprentissage est la langue (cf. « pour la langue) » est en même temps le moyen privilégié de l’enseignement-apprentissage (cf. « par la langue »). En d’autres termes, pour appliquer ce principe à l’expression orale (mais il vaut aus- si bien sûr pour les trois autres habilités langagières), c’est d’abord en parlant que l’on ap- prend à parler, c’est d’abord en faisant parler que l’on enseigne à parler. C’est ce statut particulier de la uploads/Litterature/ puren-litterature-entre-dire-et-faire.pdf