Marie Desplechin Jamais contente L e journal d Aurore ’7j S) ■ J.: _Vj ,;7 /»,

Marie Desplechin Jamais contente L e journal d Aurore ’7j S) ■ J.: _Vj ,;7 /», M édium Vécole des loisirs 11, rue de Sèvres, Paris 6e O C T O B R E L a vie du rat-taupe i a octobre, avant dîner Tous les gnomes de la planète comptent leurs sous. Le plus grand magicien de tous les temps va passer pour sa quête annuelle. J ’ai nommé Harry Potter, le type qui transforme le papier en or massif. Sophie-la- Parfaite, dite aussi Sœur-Cadette-Ingrate, se prépare activement à célébrer. Elle sera la première à acheter le bouquin. La première à le lire. La première à dire qu’il est encore mieux que celui de l’année dernière. Dommage qu’elle entre juste en sixième, elle n’a pas assez de vocabulaire pour se le taper en anglais. Pas grave, Sophie, ce sera pour la rentrée prochaine. Et il sera encore mieux que celui de cette année. Moi, franchement, il faudrait me payer pour que j ’aille faire la queue juste pour acheter un bouquin. Surtout un bouquin que tout le monde a lu. Je me demande ce que ma sœur préfère : faire la queue ou lire le livre. Je crois que c’est faire la queue. Si elle aimait lire, on verrait autre chose que Titeuf sur son étagère. il Le temps que les gens perdent à lire des livres, ça me tue. C ’est le genre de réflexion que je me fais en cours de maths. Il faut que je m’occupe la tête si je ne veux pas devenir dingue. Bref, la question s’est posée à moi entre deux équations, la seule, la vraie, l’unique : pourquoi me pourrir la vie à lire alors que je peux écrire? Justement, j ’avais un cahier en train de moisir. Un vieux cadeau de l’anniversaire de mes douze ans. L’authentique présent effroyable: une large couver­ ture en carton, un million de pages blanches, et M O N JO U R N A L INTIM E marqué dessus, histoire de rendre la chose publique dans le monde entier. Tellement intime que la couverture est fermée par un cadenas ridicule avec clé dorée, le genre de truc qui donne une envie mortelle de lire en cachette. «Tu vas écrire ton journal et ce sera le début d’une nouvelle vie», voilà ce que je me disais quand la fin de l’heure a sonné. J ’ai arrêté de penser. Direct. J ’ai ramassé mes affaires et j ’ai foncé vers la sortie. La vérité, c’est que je suis faite pour l’action. Ier octobre, après dîner C ’est clair: tout le monde écrit son journal, spécia­ lement les filles, spécialement les filles moyennes. Je 12 le sais. M oi aussi, je passe par le rayon livres en entrant au supermarché. Le plus dingue, c’est que les bouquins sont publiés. Les filles en question ont des prénoms américains impossibles, type feuilleton pour gnomes sur M 6 — en version française appa­ remment on en vendrait moins. Le français est juste la vieille langue déprimante, je regrette mais c’est la conclusion universelle. Passez du rayon livres au rayon films, et là, tapez-vous la tête contre les murs : il y a des types pour en faire des films! Dans mon intérêt personnel, je ne vois pas pourquoi je brais les journaux des autres. Moi aussi, j ’ai une vie. Je me demande quel genre de film on peut faire avec une vie où il ne se passe rien. Genre la mienne. Une sorte de documentaire animalier, j ’imagine. La vie du rat-taupe sur les plateaux d’Abyssinie. En moins palpitant. 5 octobre Si quelqu’un n’avait pas remarqué le cadenas qu’il vient d’ouvrir en traître, je rappelle que ceci est mon journal intimement intime. Et que je maudis par avance toute personne qui y jettera les yeux. Qu’elle soit maudite jusqu’à la fin de sa vie, qu’elle ait des allergies, des pellicules et des appareils den­ 13 taires à élastiques. Sophie, si c’est toi qui es en train de lire, ferme ce cahier tout de suite ! 6 octobre Je me demande ce que racontent les dmgues qui écrivent tous les jours. Il y a des gens qui n’ont vrai­ ment rien à faire de leurs soirées. 7 octobre Aujourd’hui: rien. 8 octobre Hier: Rien. Aujourd’hui: rien. Demain: rien de prévu. Des fois, j ’aimerais être un rat-taupe. Com­ parée à la mienne, la vie du rat-taupe est un car­ rousel enchanté. 9 octobre Le problème du journal, c’est d’avoir quelque chose à raconter. Il faudrait avertir les débutants: difficile de faire un journal intéressant avec une vie nulle. Je suis l’auteur débutant d’un journal nul. Pourtant, bizarrement, écrire fait du bien. Il ne faut pas que j ’en abuse. On sait comment ça se passe. D ’abord on essaie, ensuite on s’habitue, et après c’est la galère 14 pour décrocher. Non merci. J ’arrête. Inutile de me supplier. C ’est tout pour aujourd’hui. 10 octobre Mme Ancelin m’a attrapée par la manche à la fin du cours de maths pour me demander si Sophie était ma sœur. J ’ai d’abord dit non. Puis, comme elle s’étonnait (évidemment, on porte le même nom), j ’ai dit oui. Elle aura mis un mois à nous repérer. Pour un prof de maths, ce n’est pas la logique qui l’étouffe. Mainte­ nant qu’Ancelin a percuté, je suppose que tout le col­ lège est au courant. J ’ai une sœur en sixième. Oui, les gars, une sœur petite et moche. Vous la reconnaîtrez facilement. Elle a des lunettes et un cartable Titeuf accroché aux omoplates. Je me demande s’ils pren­ nent aussi les parents au collège. Comme ça, on serait tous rassemblés, ce serait la fête. Ce bahut sinistre était le seul endroit sur la planète où j ’avais la paix. Eh bien, c’est fini. Maintenant j ’ai Sophie. Parfois, je me demande ce qui me retient de mourir. - Elle est très brillante, a remarqué Ancelin en écarquillant les yeux. J ’ai bien vu qu’elle n’arrivait pas à le croire: d’un côté la tache (moi), de l’autre le génie (Sophie). Cherchez l’erreur. 15 — Elle a été très malade quand elle était petite, j ’ai dit et je suis sortie dignement de la salle de cours. Au prochain qui me demande, je réponds qu’on l’a adoptée. Mais personne ne me demandera plus rien. Tout le monde sait. Je suis maudite. 15 octobre Ma vie est un désert d’ennui. Pour oublier, j ’allume la télé et je mange des galettes de riz. Même sur TF1 après 10 heures, les gens sont plus beaux que moi. Ils ont l’air plus contents. Ils ont des vies. En plus, ils passent à la télé. Je me demande si les galettes de riz font grossir. Je me demande si quinze galettes de riz font grossir. Allez... une dernière et au ht! 18 octobre Trois supermarchés et pas une galette de riz. On m’a coupé les vivres. J ’aimerais savoir ce que j ’ai fait de mal. Si quelqu’un les achète, c’est bien pour que quelqu’un les mange... 19 octobre Comme prévu, Sophie a lu Harry Potter. Quelqu’un veut une information vraiment intéressante? Il est 16 encore mieux que celui de l’année dernière. C ’est l’avis personnel de Sophie. Argl. Vivement l’année prochaine. 20 octobre Sonnez carillons, tintez clochettes ! Enfin un événe­ ment dans cet océan de platitude... Ma sœur aînée, la grande, la merveilleuse, la presque adulte Jessica va se faire percer la langue! Enfin, c’est ce qu’elle croit, cette bécasse. Elle l’a annoncé hier, à table, devant toute la sainte famille réunie. Si mon père avait eu un dentier, il l’aurait craché dans ses tomates. — C ’est le plus hygiénique, a-t-elle murmuré. — Quoi? a hurlé ma mère. V — A cause de la salive. Ça désinfecte. C ’est là que mon père s’est étranglé. Ma mère s’est levée et lui a tapé dans le dos. Il a toussé, râlé et craché dans ses tomates. Je tiens à préciser que, si mon père n’a pas de dentier, il a un bridge. On en apprend tous les jours. — Tu tu tu... a bégayé mon père. C ’est fou ce que ça se voit, deux dents qui man­ quent à la mâchoire supérieure. Le délicat petit rire qui me sautillait dans l’estomac depuis quelques 17 minutes est sorti d’un coup. Je me suis effondrée sur la table en hennissant. — Fiche le camp ! a crié ma mère. Le cri est très tendance chez moi, en soirée. Jessica s’est levée de table, tête baissée. Imitation Jeanne d’Arc au bûcher. Tout juste si elle n’a pas croisé les mains dans le dos. — Pas toi! Aurore! C ’était trop injuste. Au lieu de m’arrêter de rire, ce qui serait arrivé naturellement au bout d’un moment, toute personne sensée sait qu’on ne peut pas rire plus de vingt minutes d’affilée, je suis repartie à hoqueter. Résultat: j ’ai eu très chaud, je suis devenue très rouge, les larmes me sont montées uploads/Litterature/ marie-desplechin-jamais-contente-le-journal-d-x27-aurore.pdf

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