B. Bakhouche 1 de 14 LA THÉORIE DE LA VISION DANS TIMÉE (45B2-D2) ET SON COMMEN

B. Bakhouche 1 de 14 LA THÉORIE DE LA VISION DANS TIMÉE (45B2-D2) ET SON COMMENTAIRE PAR CALCIDIUS (IVE S. DE NOTRE ÈRE) La vision est, chez Platon, le premier des cinq sens et occupe une place fondamentale dans sa philosophie ; d’abord en physique, car c’est l’observation de la nature qui permet d’en comprendre les secrets et mécanismes, et, ensuite, en éthique, puisque la contemplation du spectacle du monde sensible et de ses mouvements uniformes et réguliers doit conduire l’homme à adopter un mode de vie stable et bon1. Si, pendant longtemps, on a pu déplorer que la définition de la vision donnée dans le Timée n'ait guère retenu l’attention de la critique, cette indifférence est aujourd’hui réparée depuis la publication de la thèse d’Anne Merker sur La vision chez Platon et Aristote2. Pour autant néanmoins, la postérité platonicienne n’est guère étudiée par A. Merker, pour un texte qui a été largement transmis et glosé ; un certain nombre d’interprétations s’y sont greffées en effet, qui attribuaient à Platon, à tort ou à raison, telle ou telle théorie de la vision. Il peut être dès lors intéressant de faire le point à la fois sur le texte, ses difficultés et son sens et sur les conditions de sa réception. TIM. 45B2-D2 : UN PASSAGE DIFFICILE Timée traite de la vision dans le cadre de la création du corps humain par les dieux. La définition qui nous intéresse ici sera immédiatement suivie d’un développement sur le principe de réflexion des miroirs et, plus loin (67c4-d2), d’un paragraphe sur les couleurs. En quelques phrases sont définis le vecteur de la vision et son mécanisme : (1) Tw§n de; ojrgavnwn prw§ton me;n fwsfovra sunetekthvnanto o[mmata, toia§/de ejndhvsanteı aijtiva/. (2) Tou§ puro;ı o{son to; me;n kavein oujk e[sce, to; de; parevcein fw§ı h{meron, oijkei§on eJkavsthı hJmevraı, sw§ma ejmhcanhvsanto givgnesqai. (3) To; ga;r ejnto;ı hJmw§n ajdelfo;n o]n touvtou pu§r eijlikrine;ı ejpoivhsan dia; tw§n ojmmavtwn rJei§n lei§on kai; pukno;n o{lon mevn, mavlista de; to; mevson sumpilhvsanteı tw§n ojmmavtwn, w{ste to; me;n a[llo o{son pacuvteron stevgein pa§n, to; toiou§ton de; movnon aujto; kaqaro;n dihqei§n. (4) {Otan ou\n meqhmerino;n h\/ fw§ı peri; to; th§ı o[yewı rJeu§ma, tovte ejkpi§pton o{moion pro;ı o}moion, sumpage;ı genovmenon, e}n sw§ma oijkeiwqe;n sunevsth kata; th;n tw§n ojmmavtwn eujquwrivan, o{ph/per a]n ajntereivdh/ to; prospi§pton e[ndoqen pro;ı o} tw§n e[xw sunevpesen. (5) JOmoiopaqe;ı dh; di j oJmoiovthta pa§n genovmenon, o{tou te a]n aujtov pote ejfavpthtai kai; o} a]n a[llo ejkeivnou, touvtwn ta;ı kinhvseiı diadido;n eijı a{pan to; sw§ma mevcri th§ı yuch§ı ai[sqhsin parevsceto tauvthn h/| dh; oJra§n famen. « (1) Entre tous ces instruments, ce sont les yeux porteurs de lumière qu’ils ont fabriqués en premier lieu ; et voilà pourquoi ils les ont fixés (dans le visage). (2) Tout ce qu’il y a de feu qui ne brûle pas, mais qui procure une douce lumière, les dieux l’ont fabriqué afin que, pour chaque jour, il devînt un corps qui leur fût apparenté. (3) En effet, le feu qui, au- dedans de nous, est le frère du précédent, ils firent qu’il s’écoulât à travers nos yeux dans toute sa pureté. Pour cela, procédant à la manière d’un foulon, ils ont confectionné une boule 1 Cf. Tim. 47a1-c4. 2 Academia Verlag, Sankt Augustin, 2003. B. Bakhouche 2 de 14 lisse et compacte surtout en son centre, qui arrête tout autre feu plus grossier, et qui ne laisse filtrer que le feu pur, le seul de cette espèce. (4) Quand donc la lumière du jour entoure le flux issu des yeux3, alors le feu intérieur qui s’échappe, le semblable allant vers le semblable, après s’être combiné avec la lumière du jour se constitue en un seul corps ayant les mêmes propriétés tout le long de la droite issue des yeux, quel que soit l’endroit où le feu qui jaillit de l’intérieur entre en contact avec le feu qui provient des objets extérieurs. (5) Il se forme ainsi un tout qui a des propriétés uniformes en raison de son homogénéité ; si ce tout vient à entrer en contact avec lui, il en transmet les mouvements à travers tout le corps jusqu’à l’âme, et nous procure cette sensation grâce à laquelle précisément nous disons que “nous voyons” »4. D’emblée, (1) la qualification des yeux « porte-lumière » n’est pas neutre : elle explicite déjà ce qui suit. (2) Mais, si le « feu » visuel est nettement distingué de la flamme (le feu qui brûle), le sens de la phrase n’en est pas moins opaque à cause de la construction du groupe oijkei§on eJkavsthı hJmevraı. Th. H. Martin le rattache à fw§ı qui précède5. C’est également l’interprétation de A. E. Taylor qui souligne l’erreur de R. D. Archer-Hind construisant le groupe comme dépendant de sw§ma6. F. M. Cornford, à partir de la même analyse, traduit: « the proper (body) of each day »7. A. Rivaud isole le génitif pour en faire un complément de temps : « … (ils ont fait) qu’elle devînt, chaque jour, un corps approprié »8. Quant à L. Brisson, tout en conservant la construction de R. D. Archer-Hind, il glose ainsi sa traduction : « Chaque jour “a” un corps qui lui est propre, étant donné que, considéré en lui-même, il constitue une totalité. C’est le feu qui, diffusé dans l’air, rend compte de la lumière du jour et qui, au coucher du soleil, se retire (cf. infra 45d) » (n. 296). On le voit, la phrase pose des problèmes d’interprétation, par le flou même de la description. En outre les échos phoniques induits par le groupe h{meron... hJmevraı plaident en faveur d’une langue qui privilégie l’effet au détriment de l’exactitude scientifique. (3) Les images dans la phrase qui suit (ajdelfo;n... sumpilhvsanteı) confirment le refus platonicien de la technicité au profit d’un exposé plus expressif que précis ; quelle partie de l’œil en effet sert de filtre? L’imprécision ne fait que s’accentuer quand il s’agit du mécanisme de la vision. (4) Là encore, le seul terme un peu technique est kata; th;n... eujquwrivan (bien que la droite soit plutôt exprimée par hJ eujqei§a). C’est cependant cette expression qui permet de voir dans le « flot » de la lumière de l’œil (rJei§n... rJeu§ma) un rayon ou un faisceau plutôt qu’un halo ou un nuage. Juste avant, sumpagevı peut offrir le sens mécanique de « fixé ensemble, compact », sens que privilégie A. Merker9, en insistant sur le sémantisme d’« assemblage, emboîtement exact et solidité » véhiculé par le terme en d’autres passages du Timée. Sur oijkeiwqevn deux types de lecture s’opposent : le terme exprime soit l’homogénéité du corps de la vision – c’est l’interprétation de A. Rivaud, F. M. Cornford et L. Brisson –, soit l’adéquation de ce corps au nôtre, comme le pense A. Merker10. Enfin, dans les dernières phrases, le choix des termes exprime de façon stylistiquement insistante à la fois l’homogénéité du composé des deux lumières – l’interne et l’externe – (sumpage;ı genovmenon, e}n sw§ma oijkeiwqe;n sunevsth), et le principe d’action 3 Th. H. Martin a traduit par « le courant du feu visuel », Notes sur le Timée, note LI, p. 157-163. 4 PLATON, Timée / Critias, trad. L. Brisson, Paris, 19952, p. 140-141. 5 Études sur le Timée de Platon, Paris, 1841 (réimpr. Paris, 1981), p. 123 : « (lumière) qui ne manque jamais de nous éclairer tous les jours ». 6 A Commentary on Plato’s Timaeus, Oxford, rééd. 1962, p. 277, avec citation de la traduction de l’éditeur anglais : « body appropriate to day-light ». 7 Plato’s Cosmology, p. 152 et n. 2 ; interprétation également suivie par A. Merker, p. 24 et n. 2. 8 PLATON, Œuvres complètes t. X, Timée – Critias, Paris, 1956, p. 162. 9 La vision…, p. 24-25 et n. 4. 10 La vision…, p. 25, n. 5. B. Bakhouche 3 de 14 ou plutôt d’attraction du semblable par le semblable : tovte ejkpi§pton o{moion pro;ı o}moion... (5) JOmoiopaqe;ı dh; di j oJmoiovthta pa§n genovmenon... Ce passage, en dépit d’une apparente clarté générale, pose dans le détail, on le voit, de redoutables problèmes d’interprétation, illustrant la fameuse ajsafeiva du Timée, dont témoigne déjà, dans le monde latin, Cicéron11 et à laquelle souscrira plus tard Calcidius en l’expliquant par la technicité d’un texte que ne saurait comprendre le lecteur moyen : Timaeus Platonis et a ueteribus difficilis habitus atque existimatus est ad intellegendum, non ex imbecillitate sermonis obscuritate nata – quid enim illo uiro promptius? –, sed quia legentes artificiosae rationis, quae operatur in explicandis rerum quaestionibus, usum non habebant stili genere sic instituto, ut non alienigenis sed propriis quaestionum probationibus id quod in tractatum uenerat ostenderetur12. Ici en l’occurrence, c’est plutôt l’absence de technicité du passage qui en rend la réception délicate. Cet extrait du Timée n’étant pas traduit par l’Arpinate, la seule version latine que nous ayons conservée est celle que Calcidius (IVe siècle de notre ère) adresse à son ami Osius : E quibus primi luciferi oculorum orbes coruscant, hac de causa dati. (2) Duae sunt, opinor, uirtutes ignis, uploads/Litterature/ bakhouche-la-theorie-de-la-vision-dans-timee-45b2-d2-et-son-commentaire-par-calcidius.pdf

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