Antiquités africaines t. 25, 1989, p. 69-81 LES ALPHABETS LIBYQUES par Lionel G
Antiquités africaines t. 25, 1989, p. 69-81 LES ALPHABETS LIBYQUES par Lionel GALAND* Résumé On peut qualifier de « libycoberbère » un système d'écriture connu par différents documents de l'Afrique du Nord, du Sahara ou des îles Canaries. L'unité originelle de cette écriture ne fait pas de doute, mais dès l'époque des inscriptions Iibyques on observe déjà plusieurs alphabets. Bien qu'on ait souvent distingué un alphabet oriental et un alphabet occidental, il faut renoncer à tracer une limite géographique précise entre les deux, comme le montre la localisation des 26 inscriptions « occidentales » où apparaît le mots/ j-τ", avec ^a lettre en forme de chevron V· Les deux alphabets sont présents sur une stèle de la vallée de Tisser. L'alphabet « oriental » est associé aux Massyles et certains auteurs attribuent aux Masaesyles l'alphabet au chevron : en raison des données chronologiques, cela implique que la culture des Masaesyles aurait duré plus longtemps que leur royaume. Culturelles ou politiques, les frontières étaient fluctuantes. Abstract The name « Libyco-Berber script » applies to a system of writing exemplified by a variety of documents in North Africa, the Sahara and the Canary Islands. There is no doubt as to the original unity of the script, but it had already split into different alphabets at the time of the « Libyan » inscriptions. Many authors divide the ancient alphabets into an eastern and a western type, yet the idea of drawing a sharp geographical limit between them must be dismissed, as is shown by the location of the 26 « western » inscriptions using the word V I] +, with the chevron-shaped letter V . Both alphabets are present on a stela from the Isser valley. The « eastern » alphabet is linked to the Massyles and some scholars associate the chevron-alphabet with the Masaesyles : owing to the chronological data, the implication would be that the Masaesyle culture outlived the Masaesyle kingdom. Cultural and political boundaries were equally subject to variations. Écriture et alphabets On peut ranger sous le nom d'écriture libycoberbère un ensemble d'alphabets d'époques diverses, attestés en Afrique du Nord, au Sahara et dans les îles Canaries. La répartition géographique des documents varie selon leur nature et selon leur époque. * École pratique des Hautes Études, IVL section, 45-47, rue des Écoles, 75005 Paris. ** Cet article développe deux communications que j'ai présentées, l'une au congrès annuel de l'institutum Canarium, tenu à Seeboden (Autriche) en mai 1986, l'autre devant la Commission d'histoire et d'archéologie de l'Afrique du Nord (Comité des Travaux historiques et scientifiques, Paris), le 16 juin 1986. — Par convention, les caractères libycoberbères insérés dans le texte se succéderont de gauche à droite, mais chacun d'eux sera représenté avec l'orientation qu'il aurait dans une ligne verticale, dirigée de bas en haut. 70 L. GALAND La Tunisie, le nord de l'Algérie, le nord et le centre du Maroc fournissent plus de mille inscriptions gravées sur des monuments construits ou façonnés, stèles funéraires pour la plupart. Ces textes presque toujours difficiles à dater sont néanmoins attribuables à l'Antiquité, le mot désignant ici une période qui peut aller du IIIe ou même du IVe siècle av. J.-C. jusqu'à la fin de la domination romaine et au-delà1. On leur donne généralement le nom d'inscriptions libyques et sans doute y aurait-il intérêt à ne pas étendre le terme à des inscriptions rupestres, qui représentent, quel que soit leur âge, une tout autre manifestation de la culture2. Le Sahara, touareg ou non, les régions présahariennes ou subsahariennes et les îles Canaries livrent quantité de textes incisés sur des parois rocheuses, à découvert ou sous abri 3. Certains sont associés à des gravures. Beaucoup ressortissent sans doute au genre des graffiti. La lecture reste souvent incertaine et la datation, toujours problématique, ne peut être tentée que par référence au contexte iconographique ou à la patine du trait, critères d'emploi délicat. Dans le meilleur des cas, la présence d'un nom propre d'origine arabe permet d'assigner le texte à l'époque islamique. Le pays touareg, enfin, montre divers emplois, traditionnels ou non, auxquels se prêtent les alphabets actuels 4. Portées sur la carte, les aires ainsi définies recouvrent approximativement le domaine qui fut celui du berbère et dont ce dernier occupe encore une importante partie. C'est également au berbère que renvoient les écrits touaregs. Le nom d'écriture berbère s'offre donc assez naturellement quand on veut qualifier l'ensemble des alphabets considérés. Je préfère toutefois celui de libycoberbère, pour rappeler l'originalité que présente le groupe libyque. Il faut redire ici que le passage du libyque au berbère actuel n'est pas aussi facile à suivre que le laissent croire des exégètes trop pressés. Pour un petit nombre de rapprochements incontestables, on compte beaucoup d'hypothèses. Mais à pousser plus loin le doute, on vient buter sur une question qui reste sans réponse : que serait donc le libyque, s'il ne représentait un état ancien du berbère ? On s'en tiendra donc à la tradition qui associe libyque et berbère et qui fournit jusqu'ici la meilleure hypothèse de travail pour le déchiffrement du libyque. Cependant, on n'oubliera pas qu'une même écriture peut être adaptée à des idiomes différents, la prudence s'imposant tout particulièrement dans le cas des inscriptions canariennes, puisqu'on s'interroge encore sur leur date, sur leurs auteurs et naturellement sur la langue qu'ils parlaient5. Ces précautions prises, l'unité au moins graphique des documents énumérés paraît évidente. Leurs lettres présentant des formes géométriques simples, l'apparition d'une ou deux d'entre elles, croix ou cercle par exemple, en des lieux et en des temps différents ne suffirait pas à prouver l'existence d'une tradition commune, mais il est difficile d'attribuer au hasard le retour d'une série de lettres identiques, 1 Voir par ex. Camps (G.), Recherches sur les plus anciennes inscriptions libyques de l'Afrique du Nord et du Sahara. B.C.T.H., fase. Β, 10-11 (1974-1975), 1978, p. 143-166. 2 Ainsi les inscriptions de l'abri sous roche d'Ifira (Kabylie), incluses par J.B. Chabot dans son Recueil des inscriptions libyques, Paris, 1940, n° 848, mais décrites comme plus proches de l'alphabet touareg que du libyque, et l'inscription marocaine des Azibs n'Ikkis (Camps, op. cit., p. 148-151). — Je distingue des stèles libyques les inscriptions relevées en Tripolitaine sur des pierres antiques, mais apparentées à des graffiti. Il faut également placer à part les inscriptions décrites par Rebuffat (R.), Graffiti en « Libyque de Bu Njem » (Notes et documents VII). Libya antiqua, Tripoli, t. 11-12, 1974-1975, p. 165-187. 1 11 y a des exceptions : l'abri d'Ifira, en Kabylie, n'est pas saharien ; les îles Canaries ont non seulement des inscriptions rupestres, mais une inscription sur bois (Diego Cuscoy (L.) et Galand (L.), Nouveaux documents des îles Canaries. L'Anthropologie, Paris, t. 79, 1975, p. 5-37). 4 Voir Prasse (K.G.), Manuel de grammaire touarègue (tàhàggart). Copenhague, I-III, 1972, p. 149-151 ; Aghali Zakara (M.) et Drouin (J.), Recherches sur les tifinagh. G.L.E.C.S., 18-23 (1973-1979), f. 2, p. 245-272 et 279-292. 5 Rien ne prouve que les inscriptions canariennes de type libycoberbère soient écrites dans la langue dont nous conservons des échantillons, bien qu'elle ait cessé d'être parlée après la conquête espagnole. Et rien ne prouve encore, selon moi, que cette langue ait appartenu purement et simplement à l'ensemble berbère, bien qu'elle présente avec lui des affinités. LES ALPHABETS LIBYQUES 71 noyau stable dans lequel on peut voir l'héritage de quelque prototype. Pour procéder à la confrontation des différents témoins de l'écriture libycoberbère, il faut partir des alphabets les mieux connus, celui de l'antique Thugga (Dougga, Tunisie) et les alphabets touaregs actuels, dont les lettres portent le nom (féminin pluriel) de tifinagh. On compte six consonnes6 qui, de part et d'autre, ont la même forme et la même valeur phonétique : LJ m, + t, — η, Ο r, = /, M y. Le chiffre est moins modeste qu'il n'y paraît, puisqu'il équivaut à peu près au quart d'un alphabet. Il faut ajouter à ces lettres celles qui ont changé de forme ou de valeur au cours de l'histoire. En effet, deux tracés différents peuvent être de simples variantes, cas probable du signe pour w, 1 1 à Thugga et · · en touareg : le tracé change, la valeur reste. Inversement, l'évolution phonétique, au demeurant mal connue, entraîne parfois une modification de la valeur d'une lettre, comme le montre l'exemple du signe LU , d pharyngalisé (dit « emphatique ») dans l'Ahaggar, mais d dans l'Air où le statut des emphatiques est différent : la valeur change, le tracé reste. Un autre effet de l'évolution a été l'apparition (ou le retour) d'articulations qu'il a fallu noter au moyen de lettres « nouvelles », telles que celles qui permettent d'écrire les consonnes d'arrière en touareg, consonnes que Thugga ne connaissait pas, ou ne connaissait plus. Au total, les divergences que l'on observe entre les alphabets retenus pour la comparaison ne dépassent donc pas ce qu'on peut attendre d'une longue histoire et ne sauraient infirmer l'idée d'une origine commune. Plaide également en faveur de cette unité l'identité des techniques. Chez les uploads/Litterature/ les-alphabets-lybiques-lionel-galand.pdf
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- Publié le Jui 12, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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