7 Ce texte marche dans les textes pour rappeler un phénomène bien connu: l’inci

7 Ce texte marche dans les textes pour rappeler un phénomène bien connu: l’incidence de la locomotion pédestre sur la perception de l’architecture. Je m’interroge sur quelque garan- tie méthodologique. Ferais-je appel, pour justifier la résonance phénoménologique de ma tentative, à Gaston Berger et à son commentaire sur Husserl? Grâce à Lalande, cette dis- cussion figure dans le Vocabulaire de la philosophie et son édition en livre de poche.1 Gas- ton Berger établit une distinction entre la phénoménologie, doctrine transcendantale, et la phénoménologie, méthode pragmatique. De cette dernière, il affirme qu’elle est «un effort pour appréhender, à travers des événements et des faits empiriques, des “essences”, c’est-à- dire des significations idéales. Celles-ci sont saisies directement par intuition (Wesenschau pour Husserl) à l’occasion d’exemples singuliers étudiés en détail et d’une manière très concrète.»2 Gaston Berger s’étonne qu’il soit possible de faire appel à cette méthode, tout en ignorant son revers métaphysique, de quitter l’ego pour rejoindre la multitude des faits et chercher à les faire parler en un système dévoyé. Le même étonnement m’accompagne. Je chercherai à isoler deux systèmes complémen- taires: la machine sensorielle et l’architecture. La marche à pied Pour Kant, la marche à pied, la diététique, le sommeil peuplé de rêves, la respiration par le nez, l’abstention de lecture au moment du repas favorisent l’organisation animale du corps. Ces règles d’hygiène développent la force musculaire et les facultés intellectuelles. Kant mourra octogénaire. Deux mondes coexistent à distance, d’un côté celui de l’exercice physique, die Motion, de l’autre celui de la raison pratique. Mais que trouve Kant “im Promenieren”?: «Les hommes qui étudient, lorsqu'ils se promènent en solitaires, ont de la peine à s’abstenir de penser et de se parler à eux-mêmes. Cependant, je puis témoigner pour moi, et d’autres me l’ont confirmé, que la tension de l’esprit se ramollit rapidement quand l’on marche. En revanche, si l’on s’abandonne au libre jeu de l’imagination, l’exercice vous restaure. Si l’on se déplace en dialoguant avec un autre, on se voit bientôt contraint de s’asseoir afin d’enchaî- ner le jeu de ses pensées. La promenade en plein air a précisément pour but, dans la variété et la rencontre des objets, de purger son attention de tout détail.»3 Motion, émotions Notes sur la marche à pied et l’architecture du sol Jacques Gubler Essais 8 m a t i è r e s Jacques Gubler Existe-t-il contraste plus saisissant entre la promenade de Kant et celle de Rousseau? Exposé dans Emile ou de l’éducation, le programme pédagogique de Rousseau s’énonce ainsi: «Transformons nos sensations en idées.»4. Les vertus animales et sauvages de la machine humaine signifient le premier apprentissage du monde: «nos premiers maîtres de philoso- phie sont nos pieds, nos mains, nos yeux.»5 Cette citation ouvre de multiples itinéraires. Selon nos lectures, nous y découvrons l’anti- cipation de manifestes ultérieurs, de Rimbaud à Piaget, d’Engels à Muybridge, de Bache- lard à Tucholsky, de Le Corbusier à Picasso. C’est à ce dernier que l’on prête l’aphorisme: «Je réfléchis avec les pieds.» Pour Rousseau, le parcours pédestre génère la conscience géo- graphique de la connaissance. L ’enfant est d’abord jardinier et arpenteur: «Ce n’est qu’à force de marcher, de palper, de nombrer, de mesurer les dimensions, qu’on apprend à les estimer. [...] On a des mesures naturelles qui sont à peu près les mêmes en tous lieux: les pas d’un homme, l’étendue de ses bras, sa stature. Quand l’enfant estime la hauteur d’un étage, son gouverneur peut lui servir de toise: s’il estime la hauteur d’un clo- cher, qu’il le toise avec les maisons; s’il veut savoir les lieues de chemin, qu’il compte les heures de marche.»6 Rousseau oppose la vérité de la «promenade champêtre» à l’artifice malfaisant de la ville: «Les promenades publiques des villes sont pernicieuses aux enfants de l’un et de l’autre sexe.»7 Et de condamner l’existence même des jardins urbains, le Luxembourg, les Tuile- ries. Ce n’est pas cette intolérance “suisse romande” à l’encontre de la grande ville qui nous intéresse, mais le fait que Jean-Jacques se place dans la peau de l’enfant qui découvre le monde et parle pour lui: «Il casse les fenêtres de sa chambre; laissez le vent souffler sur lui nuit et jour sans vous sou- cier des rhumes; car il vaut mieux qu’il soit enrhumé que fou.»8 Cette éducation à la spartiate contient le postulat de la valeur cognitive des sens et nous ramène ainsi vers la phénoménologie de la découverte architecturale. Le véhicule du corps Pour procéder sans se perdre, il faut séparer le thème du Voyage et la question de la marche à pied, même si les deux opérations entretiennent des relations évidentes. Pourquoi laisser de côté le Voyage, tantôt genre littéraire, tantôt pratique sociale aristocratique du Grand Tour, ou encore, pour les architectes, expédition et autopsie archéologiques? Parce que je cherche à me souvenir de témoignages qui insistent sur la perception physique, musculaire, sensorielle, psychomotrice, qui émane du véhicule pédestre. Comme le dit Sterne, «l’homme constitue [...] le plus curieux des véhicules.»9 Certes, il est impossible de ne pas puiser dans la littérature de Voyage, car seules les plumes exercées perfusent la mémoire. Sterne démonte le phénomène: «Rien de plus charmant pour le voyageur – rien, par contre, de plus terrible pour l’auteur d’un récit de voyages – qu’une plaine vaste et riche, surtout si, peu coupée de fleuves et de ponts, elle ne présente guère à l’œil qu’une monotone abondance, car lorsque nos auteurs ont proclamé de ce séjour délicieux ou exquis, selon les cas, que la terre y est généreuse, que la nature y répand tous ses dons, etc., ils n’en demeurent pas moins avec sur les bras une plaine dont ils ne savent que faire, qui ne leur sera jamais d’aucune utilité et qui les conduira au mieux à une ville, peut-être sans intérêt d’ailleurs, sinon comme point de départ pour une autre plaine, etc.»10 9 Motions, émotions Essais D’autre part, j’éviterai de m’aventurer dans les nombreuses autopsies architecturales de la Dalmatie, de la Turquie, de la Grèce, de la Syrie, de l’Egypte et du Maghreb, quand «le passé devient un pays étranger»11 et que des centaines d’architectes mesurent et publient les constructions du bassin méditerranéen. Que reste-t-il alors? Surtout le témoignage des poètes et des romanciers qui posent la question de la présence réceptive du corps secoué par la géographie, ainsi Gœthe dans son Voyage d’Italie, lorsqu’il visite la Villa des Nains à Bagheria, en Sicile. Le goût et l’esthétique baroques sont fustigés au nom de la nouvelle harmonie classique et aristocratique. Mais la dispute esthétique enjambe la question du goût. Certes, Atlas porte un tonneau de vin à la place du globe céleste. Sommes-nous en plein kitsch, pour utiliser la formule aristocratique des années bismarckiennes? Mais Gœthe interroge la «vérité» sensorielle et phénoménologique de l’homme debout. Voici son com- mentaire devant la baroque Villa des Nains: «Le contresens de cette pensée [architecturale] sans goût se manifeste au plus haut point dans les corniches des pavillons qui penchent d’un côté ou de l’autre, en sorte que la sen- sation de l’équilibre horizontal et de la perpendiculaire qui fait de nous des êtres humains et qui fonde le sens de l’eurythmie, se déchire et nous fait mal.»12 La «vérité» perceptive transmise par le corps aux prises avec les terrains montueux de l’ar- rière-pays sicilien transforme le sensible en morceau de raison. La même prémisse de «vérité» sensorielle pourrait aboutir à un jugement aristocratique inverse qui valoriserait la surprise et le plaisir, la dégustation de l’«incorrection». Telle est du moins la proposition de Gilpin dans son Essay intitulé Du voyage pittoresque, lorsqu’il postule que la finalité du tra- jet se place dans l’amusement, la chasse à la sensation et à l’inédit: «Dans ces circonstances, l’esprit se tient dans un agréable et constant suspense.»13 La tension signifie un état premier de réceptivité, voire, si faire se peut, un état de non-pensée qui culmine dans le spasme du sublime. La promenade architecturale On se souvient que la promenade architecturale constitue l’un des thèmes essentiels de l’œuvre corbuséenne et de son exégèse. L ’architecte donne ce récit à propos de la villa Savoye: «Mais on continue la promenade. Depuis le jardin à l’étage, on monte par la rampe sur le toit de la maison où est le solarium. L ’architecture arabe nous donne un enseignement pré- cieux. Elle s’apprécie à la marche, avec le pied: c’est en marchant, en se déplaçant que l’on voit se développer les ordonnances de l’architecture.»14 Cette référence poétique et biographique à «l’architecture arabe», sitôt après les premiers voyages en Algérie, pourrait nous arrêter15. Mais nous brûlerons l’étape pour arriver à cette question: en quoi la promenade architecturale corbuséenne peut-elle se distinguer de la dynamique organique wrightienne? Les Wanderjahre de Wright et Sullivan La marche à pied est présente dans le grand livre de Frank Lloyd Wright, Une Autobiogra- phie, dès le Prélude du Livre I, titré «La Famille», et voué aux souvenirs de l’enfance: «– Allons, mon garçon, dit oncle John au fils de neuf ans de sa uploads/Litterature/ matiere-1 1 .pdf

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