Messianisme et philologie du langage Marc de Launay MLN, Volume 127, Number 3 ,
Messianisme et philologie du langage Marc de Launay MLN, Volume 127, Number 3 , April 2012 (German Issue), pp. 645-664 (Article) Published by Johns Hopkins University Press DOI: For additional information about this article Access provided by Universites de Paris I (3 Feb 2017 13:34 GMT) https://doi.org/10.1353/mln.2012.0083 https://muse.jhu.edu/article/480057 Messianisme et philologie du langage ❦ Marc de Launay Dans son poème « Résignation », Schiller écrit « die Weltgeschichte ist das Weltgericht », et comme l’allemand n’attribue pas au sujet de lieu syntaxique défini dans la phrase, le vers reste suspendu dans une ambiguïté sans doute voulue, simplement parce que Weltgeschichte (histoire universelle) et Weltgericht (tribunal universel ou Jugement dernier) peuvent y intervertir leur fonction de sujet et de prédicat. Si l’histoire universelle est l’accomplissement d’un verdict déjà arrêté quant au monde, le jugement étant préalablement rendu, l’histoire n’est que l’exécution de ce verdict et son cours obéit à cet arrêt. Si, inversement, le Jugement dernier est le terme d’une histoire, il sera fonction de ce que cette histoire mondiale aura été ; son contenu sera constitué de ce que l’histoire aura produit et qui n’est ni d’avance fixé ni entièrement discernable à chaque présent. Dans le premier cas, l’interprétation du messianisme sera « nihiliste », on aura affaire à un messianisme de rupture (souvent apocalyptique, voire, parfois antinomiste1) ; dans le second, à un messianisme d’accomplissement2. MLN 127 (2012): 645–664 © 2012 by The Johns Hopkins University Press 1C’est, de manière exemplaire, le cas de certaines sectes gnostiques manichéennes (celle de Carpocrate, par exemple, au IIe siècle de notre ère), du courant sabbatianiste et de son prolongement, au XVIIIe siècle dans les sectes frankistes (cf. G. Scholem, « La Rédemption par le péché », Le Messianisme juif, trad. fr. B. Dupuy (Paris : Cal- mann-Lévy, 1974). 2Plus proche d’une conception comme celle de Hermann Cohen, Religion de la Rai- son tirée des sources du judaïsme, trad. A. Lagny et M. de Launay (Paris : PUF, 1994). Cf., également, P. Bouretz, Témoins du futur (Paris : Gallimard, 2005). 646 Marc de Launay On peut se risquer à transposer au langage ce qui vaut pour l’histoire, dans la mesure où l’on isole pour terme de comparaison et critère d’évaluation une conception d’arrière-plan de ce qui peut leur être commun, c’est-à-dire une conception du temps où reparaît l’alternative évoquée dès le début : ou bien le temps est dissocié de l’histoire pour en être l’origine et la fin d’ores et déjà arrêtées ; ou bien le temps est lié à l’histoire (sans s’y confondre), et il est alors possible d’articuler un champ d’expériences (une tradition) et un horizon d’attentes (une promesse, par exemple, ou un projet). Transposée au langage, cette alternative prend la forme suivante : soit la source du sens est antérieure et supérieure à tout langage possible, et donc aussi à toute langue, et sa manifestation plénière implique la rupture ou la mort des langues ; soit le sens est produit par des langues et ce qu’il est comme ce qu’il signifie n’est pas encore défini. Dans le premier cas, il s’agit de retrouver les traces du sens dans le langage en général, les langues et les œuvres plus particulièrement – le commentaire ayant alors pour finalité en quelque sorte une techouvah du sens dont la plénitude est historiquement aliénée en autant de traces –, le sens étant d’emblée un événement extra-historique même s’il fonde toute l’histoire ; dans le second, il s’agit autant de prolonger une tradition que d’innover par rapport à ce qu’elle lègue, et le commentaire n’est plus investi d’une fonction sotériologique, mais cherche à restituer à une parole sa singularité, donc à montrer comment les traditions se forment et se transforment ; le sens est, dans l’histoire, un événe- ment historique même si les modalités de son élaboration peuvent être transhistoriques, référées à une réflexivité innovante, humaine, artistique et intellectuelle. L’arrière-plan philosophique, dans le second cas, mobilise des pen- seurs qui ont développé une conception des liens entre langage et histoire, sens et temps, qui n’ont pas comme horizon un messianisme de rupture, mais, le cas échéant, un messianisme d’accomplissement : cette lignée, qui part d’une constellation kantienne, a été inaugurée, à l’époque moderne, par Schleiermacher3 et Humboldt4, et, au tournant du XIXe siècle par Rickert5. Pour entrer véritablement dans la complexité évoquée de l’une des constellations où les rapports du langage au messianisme sont 3F. D. E. Schleiermacher, Herméneutique, trad. et préf. Ch. Berner (Paris : Le Cerf, 1987). 4G. de Humboldt, La Tâche de l’historien, trad. A. Disselkamp et A. Laks, introd. J. Quillien (Lille : PUL, 1985). 5H. Rickert, Le système des valeurs, trad. et préf. J Farges (Paris : Vrin, 2007). 647 M L N compris de manière radicale et dans une perspective apocalyptique ou, du moins, dans celle d’une rédemption fondée sur la temporalité de l’instantanéité, on peut partir des discussions qui ont intimement lié Walter Benjamin et Gershom Scholem durant les années qu’ils passèrent souvent ensemble, de 1915 à 1923, à Berne, et dont Scho- lem a écrit qu’elles furent pour lui tout à fait décisives. Certaines de ces discussions se sont sédimentées dans des textes dont l’un des plus célèbres est le passage d’une lettre de Benjamin à Scholem qui est devenu l’essai connu sous le titre « Sur le langage en général et le langage humain » qui date de 1916, l’époque où les deux amis discutaient dans le cadre de ce qu’ils avaient appelé, en reprenant le nom d’un quartier de Berne, l’« université de Muri ». Les réflexions développées dans ce texte par Benjamin se prolongeront dans l’avant- propos de sa thèse sur L’origine du drame baroque allemand et jusque dans la préface à sa traduction des Tableaux parisiens de Baudelaire, « La tâche du traducteur » ; mais font également partie de cet ensemble ses « Thèses » sur « Le concept d’histoire » qui datent apparemment de 1940 bien que Benjamin ait dit qu’il les avait portées en lui durant vingt ans. Il n’est pas question ici d’examiner en détail l’ensemble de ces textes, d’autant que, dans l’esprit de Benjamin, ils sont indissociables de ceux que Scholem avait écrits durant cette même époque ou qu’il a conçus à ce moment-là, même s’il ne les a publiés que bien plus tardivement, c’est le cas non seulement des « Dix propositions non historiques sur la kabbale »6, mais surtout de l’étude sur « Le nom de Dieu et la théorie kabbalistique du langage »7. Mais c’est bien dans ce contexte des discussions entre Benjamin et Scholem qu’il faut situer le débat de fond entre les deux conceptions, évoquées plus haut, du langage, sur la base d’une opposition entre conception « mystique » de l’histoire et conception « philologique ». On s’est maintes fois posé la question de savoir d’où Benjamin avait tiré ses sources en écrivant son essai de 1916 « Sur le langage en général et sur le langage humain ». Bettina Menke8, Winfried Menninghaus9, 6G. Scholem, Aux origines religieuses du judaïsme laïque, préf. M. Kriegel (Paris : Cal- mann-Lévy, 2000). 7Ce texte fut d’abord celui d’une conférence « Eranos » publiée dans Eranos Jahrbuch, n° 39 (1970) (repris et traduit en français par M. Hayoun et G. Vajda in Le Nom et les symboles de Dieu [Paris : Le Cerf, 1988]). 8B. Menke, Sprachfiguren (Munich: Fink, 1991) 29. 9W. Menninghaus, Walter Benjamins Theorie der Sprachmagie (Francfort/M.: Suhrkamp, 1980) 189. 648 Marc de Launay Stéphane Mosès10, et Susan Handelmann11 militent en faveur de l’idée que Benjamin aurait, par ce texte, influencé Scholem, et ainsi l’aurait encouragé à se plonger dans l’étude des kabbalistes ; Richard Wolin12, Robert Alter13 et Moshe Idel14 défendent la thèse inverse : Scholem, déjà immergé dans la lecture des kabbalistes, aurait insufflé à Benja- min l’intuition qui commande l’essentiel de son travail15. Il est certain, en tous cas, que Benjamin ne savait pas l’hébreu, n’avait donc accès à aucune des sources à l’époque accessibles, et qu’il ne mentionne, dans ce texte, aucun auteur juif, a fortiori aucun kabbaliste16. Il est, en revanche, possible que Benjamin ait puisé à des sources mystiques, Jakob Böhme, et il est certain qu’il a lu Hamann – deux auteurs dont les intérêts qui confinaient à ceux de la mystique les avaient sans doute rapprochés des sources kabbalistiques. Il est également possible, c’est même tout à fait vraisemblable, que Scholem et Benjamin aient tout simplement longuement discuté à partir des premières lectures faites par Scholem des textes kabbalistiques publiés en Allemagne dans le courant du XIXe siècle17. Sur cette question philologico-historique, Moshe Idel donne un excellent éclairage en retraçant soigneusement les différentes étapes au cours desquelles Scholem a peu à peu appré- 10S. Mosès, L’Ange de l’histoire (Paris : Le Seuil, 1992) 252 sq. 11S. Handelmann, Fragments of Redemption (Bloomington: Indiana UP, 1991) 77. 12R. Wolin, Walter Benjamin. An Aesthetic of Redemption (New York: Columbia UP, 1982) 39–41. 13R. Alter, Necessary Angels. Tradition and Modernity in Kafka, Benjamin, and Scholem (Cambridge (Mass.): Harvard UP, 1991) 46. 14M. Idel, uploads/Litterature/ messianisme-et-philologie-du-langage-de-launay.pdf
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- Publié le Fev 21, 2021
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