13 Le cœur-espace: aspects du lyrisme dans Les fleurs du mal Michel Collot Si l
13 Le cœur-espace: aspects du lyrisme dans Les fleurs du mal Michel Collot Si l’on a célébré un peu partout en 2007 le cent-cinquantiè- me anniversaire des Fleurs du Mal, c’est qu’on reconnaît en elles un sommet de la poésie française, et un moment important de son histoire. Toute une part de la réception moderne et contemporaine est pourtant assez critique à leur égard, et tend à leur préférer par exemple Le Spleen de Paris, ce titre que Michel Deguy n’a pas hé- sité à emprunter à Baudelaire.* Beaucoup, comme déjà Rimbaud, trouvent leur forme”mesquine”.* Et Jean-Marie Gleize dit préfé- rer pour les “chiens” de la prose baudelairienne aux chats qui han- tent les vers des Fleurs du Mal. Or n’est-ce pas précisément grâce à leur forme: forme versi- fiée, forme fixe, souvent brève, que les poèmes qui les composent s’impriment durablement dans la mémoire? Et d’ailleurs, cette for- me n’est-elle pas aujourd’hui redevenue d’actualité? Beaucoup de poètes français ont redécouvert ces dernières années les vertus du vers, qu’il s’agisse de réhabiliter le vers régulier, comme le fait Jacques Réda, ou d’inventer de nouvelles formes de versification, comme s’y essaient, entre autres, Pierre Alféri ou Philippe Beck. Mais la forme ne suffit pas à expliquer la fortune des Fleurs du Mal. Si certains d’entre nous les connaissent encore par cœur, c’est parce qu’elles parlent à notre cœur, se logent au cœur de no- tre conscience la plus intime. Et si elles ont franchi les frontières et survécu à l’épreuve de la traduction, c’est que leur résonance n’est pas seulement liée à leur consonance, au rythme, à l’harmonie et à la mélodie de leurs vers, mais aussi à leur sens, capable de toucher le cœur humain dans ce qu’il a de plus universel. Voilà des qualités éminemment classiques, et c’est une au- tre cause de la longévité des Fleurs du Mal, qui ont résisté aux mo- des éphémères; mais c’est aussi peut-être une des raisons de leur actualité: beaucoup d’esprits déçus par le modernisme retrou- vent aujourd’hui les voies d’un certain classicisme, qui n’est pas “La forme si vantée en lui est mesquine”. Voir le titre d’un de ses récents recueils: L’Adoption du système métrique (Pa- ris: Gallimard, 2004). * (DEGUY, Michel. Spleen de Paris, Galilée, 2001.) * (RIMBAUD, Arthur. Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871. Dans Œuvres com- plètes d’Arthur Rimbaud. Bibliothèque Numérique de l’Université Paris VIII.) ALEA VOLUME 9 NÚMERO 1 JANEIRO-JUNHO 2007 p. 13-33 14 ALEA VOLUME 9 NÚMERO 1 JANEIRO-JUNHO 2007 incompatible avec la plus authentique modernité: celle qui, se- lon l’enseignement de Baudelaire, vise l’éternel à travers le tran- sitoire. Baudelaire n’a pas seulement été le premier à donner au ter- me de modernité ses lettres de noblesse, et sa définition la plus pro- fonde, il a, par sa pratique elle-même, ouvert de multiples voies à la poésie moderne, comme en témoigne suffisamment l’influence qu’il a eue depuis un siècle et demi, sur des poètes aussi importants et aussi différents que Rimbaud et Mallarmé, ou Bonnefoy et De- guy, par exemple, pour me limiter à la France. Cette modernité de Baudelaire a été diversement interprétée. Beaucoup de commentateurs la trouvent plutôt dans sa prose, poé- tique ou critique. Il n’est pas toujours facile de la repérer dans Les Fleurs du Mal, sans doute parce qu’elle s’y trouve étroitement mê- lée à l’héritage romantique. Je rappelle que, pour Baudelaire, “Qui dit romantisme dit art moderne, – c’est-à-dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini, exprimées par tous les moyens que contiennent les arts”.* Or le modernisme a eu tendance à rejeter la plupart de ces valeurs romantiques, jugées suspectes de lyrisme naïf ou d’idéalisme. Du coup, c’est tout un versant de la poétique des Fleurs du Mal, celui de l’Idéal, qui se trouverait frappé de caducité, et que je me propose de revisiter et de réévaluer. Car, à mes yeux, comme aux yeux d’un certain nombre de mes contemporains, la modernité la plus profonde trouve sa source dans le romantisme. Il y a même aujourd’hui une certaine actualité du romantisme, à condition de ne pas le confondre avec la caricature qu’en ont par- fois donnée les avant-gardes du siècle dernier. Le lyrisme hors de soi Parmi les traits que Baudelaire hérite du romantisme, figure un certain lyrisme, qu’il ne faut pas se hâter de confondre avec l’expres- sion du sentiment personnel, ou d’une pure intériorité, comme le faisait Hegel, en l’opposant à l’objectivité de la poésie épique, tour- née vers l’extérieur. Le lyrisme romantique n’est pas toujours l’effet d’une sorte d’inflation du moi, qui projetterait dans les mots et dans les choses ses états d’âme. Un poète réputé égocentrique comme Byron écrit par exemple: “I live not in myself, but I become/ Portion J’ai fait le point sur cette “Actualité du romantisme”, dans un article paru dans Le Nouveau Recueil, n° 77, déc.2005 – fév. 2006: 153-159. * (BAUDELAIRE, Charles. Sa- lon de 1846. Dans Œuvres complètes. Bibliothèque de la Pléiade. Paris: Gallimard, 1976: II, 421.) 15 Michel Collot | Le cœur-espace: aspects du lyrisme dans Les Fleurs du Mal of that around me; and to me/High mountains are a feeling”.* C’est un tel transport du dedans vers le dehors qui définit, selon Baude- laire, la “manière lyrique de sentir”: “tout l’être intérieur” “s’élance en l’air par trop de légèreté et de dilatation, comme pour atteindre une région plus haute”, écrit-il.* Il me semble qu’on assiste souvent dans Les Fleurs du Mal à un tel espacement du sujet, qui ouvre une voie nouvelle et féconde à la poésie moderne. On résume trop souvent l’évolution de celle-ci à une alterna- tive entre un lyrisme censé faire la part belle à la subjectivité, et un “littéralisme” qui tendrait vers l’objectivité. Ce clivage sommaire laisse de côté une troisième voie: celle d’un lyrisme moderne, qui n’est plus l’expression d’une identité et d’une intériorité, mais celle d’une altérité et d’une extériorité. C’est celle qu’emprunte Rimbaud quand il annonce que “JE est un autre”; et Mallarmé lui-même, s’il proclame la “disparition élocutoire du poète” n’exclut pas d’en exprimer l’affectivité par le biais des mots et des choses. “Évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme, ou inversement choisir un objet et en dégager un état d’âme”,* telle sera la démar- che fondamentale de la poésie symboliste, et c’est déjà la défini- tion que Baudelaire donne de l’art moderne: “Qu’est-ce que l’art pur suivant la conception moderne? C’est créer une magie sugges- tive contenant à la fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à l’ar- tiste et l’artiste lui-même”.* Au sujet lyrique correspond donc, se- lon Baudelaire, “un monde lyrique”: “une atmosphère lyrique, des paysages, des hommes, des femmes, des animaux qui tous partici- pent du caractère affectionné de la lyre”.* Hugo Friedrich n’a pas tort de parler, à propos de Baudelaire, d’une “dépersonnalisation”;* mais celle-ci n’aboutit pas à la dispari- tion du lyrisme: plutôt à sa transformation. Dans Les Fleurs du Mal, le sujet lyrique s’arrache parfois aux limites de son identité person- nelle pour s’identifier à un objet ou à un lieu, selon un mouvement qui caractérise, selon Baudelaire, l’ivresse poétique ou celle procu- rée par le haschich: “Il arrive parfois que la personnalité disparaît et que l’objectivité (...) se développe en vous si anormalement que la contemplation des objets extérieurs vous fait oublier votre pro- pre existence et que vous vous confondez bientôt avec eux (...)”.* Particulièrement frappante est, à cet égard, l’association récurrente “Je ne vis pas en moi-même, mais je deviens/ Une partie de ce qui m’entoure; et pour moi/ Les hautes montagnes sont une émotion”. Voir mon essai Paysage et Poésie, Corti, 2005: 43-64. * (BYRON, Lord Georg Gor- don. Childe Harold’s Pil- grimage, Chant III, strophe 72, traduction Roger Mar- tin. Paris: Aubier-Montaig- ne, 1949: 207.) * (BAUDELAIRE, C. Réfle- xions sur quelques-uns de mes contemporains. Dans Œuvres complètes. Op. cit.: II, 164.) * (MALLARMÉ, Stéphane. Sur l’Évolution littéraire. Dans Œuvres complètes. Bibliothèque de la Pléia- de. Paris: Gallimard, 2003: II, 700.) * (BAUDELAIRE, C. L’Art philosophique. Dans Œu- vres complètes. Op. cit.: II, 598.) * (BAUDELAIRE, C. Réfle- xions sur quelques-uns de mes contemporains. Op. cit.: II, 598.) * (FRIEDRICH, Hugo. Struc- ture de la poésie moderne. Trad. Michel-François De- met. Paris: Le Livre de Po- che, 1999.) * (BAUDELAIRE, C. Le Poè- me du haschisch. Dans Œu- vres complètes. Op. cit.: I, 419.) 16 ALEA VOLUME 9 NÚMERO 1 JANEIRO-JUNHO 2007 du syntagme “Je suis” avec un nom d’objet placé en position d’at- tribut du sujet, comme au début du poème consacré à La Pipe: “Je suis la pipe d’un auteur”.* Pareille construction est assez rare dans la poésie antérieure; et surtout elle reste en général ponctuelle, alors que l’identification du Je à la pipe se poursuit tout au long du poè- me. On m’objectera qu’ici l’on a affaire au procédé classique de la prosopopée, qui consiste à faire parler un objet inanimé. Ce n’est pas le cas dans d’autres poèmes des Fleurs du uploads/Litterature/ michel-collot-le-lyrisme-des-fleurs-du-mal.pdf
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