1 DES REPONSES DU REEL Jacques-Alain Miller I - Cours du 16 novembre 1983 Rien

1 DES REPONSES DU REEL Jacques-Alain Miller I - Cours du 16 novembre 1983 Rien de plus désespérant que d‟avoir quelque chose à dire. Cette phrase, je l‟ai cueillie hier de la bouche d‟une personne qui vient me parler, qui vient me parler d‟elle pour que je l‟accouche, que je l‟accouche de ce qu‟elle a à être. Dans la psychanalyse, ça se fait en la couchant sur un divan. On peut d‟ailleurs être aussi bien assis. Ca dépend seulement de l‟acuité de résistance qu‟offre, au gré du sujet, ce qui est de l‟ordre du corps. Rien de plus désespérant que d‟avoir quelque chose à dire. Pour cette personne, cette parole, proférée avec tout l‟accent d‟une malédiction et de la place de l‟analysant où il y a précisément à dire, s‟inscrit dans ce qui est son vœu, à savoir de faire l‟amour comme une bête. C‟est un vœu infantile, et elle ne s‟est pas sans s‟être aperçue que ce n‟est pas à sa portée, surtout pas à la portée de ses partenaires qui, malgré ses objurgations, font du sentiment. Ca interfère avec ce qui serait l‟idéal d‟une copulation sans phrases et qui serait heureuse. C‟est évidemment une personne qui a une sensibilité très vive à la déchéance que comporte pour l‟homme, c‟est-à-dire pour l‟espèce en général et spécialement pour le mâle – cette personne est une femme –, le fait d‟avoir à s‟exprimer, à exprimer ses états d‟âmes. Eh bien, ce que j‟appelais une copulation sans phrases, c‟est ce qui a lieu lorsqu‟il y a rapport sexuel dans une espèce vivante. Une copulation sans phrases est alors concevable parce que le partenaire sait ce qu‟il a à faire. C‟est de ne pas le savoir que ce partenaire se trouve pris, parasité, mangé par ce que nous pourrions appeler les dicenda. C‟est du latin. Dicenda : les choses à dire. Ca sonne un peu comme piranhas, ces petits poissons carnivores… Il y a là une fatalité qui évidemment est bien faite pour interroger, parce qu‟on connaît la suite. Sur ce point au moins, dans notre espèce vivante, il n‟y aucune incertitude. L‟incertitude, c‟est un mot qui aura tout son poids pour nous cette année. Il n‟y a sur ce point aucune incertitude, car la suite, c‟est toujours la mort. La mort n‟est pas incertaine, sauf pour le psychotique qui peut se croire immortel. C‟est qu‟il est déjà mangé vif par le langage. Là, il n‟y a plus de dicenda mais plein de petites bêtes qui prennent le relais pour nettoyer le défunt jusqu‟à l‟os. Rien de plus désespérant que d‟avoir quelque chose à dire. La personne qui disait ça, elle prenait, me semble-t-il, les choses par le bon bout. Elle s‟est bien aperçu de la position d‟analysant de l‟enseignant, puisque cette pensée lui est venue précisément à la reprise des cours du Département de psychanalyse. C‟est là un topos lacanien : l‟enseignant digne de ce nom parle en position d‟analysant. Parler en position d„analysant, c‟est dire ce qu‟on ne sait pas. Dire ce qu‟on ne sait pas passe évidemment par le fait de ne pas savoir ce qu‟on dit. Il y a bien sûr un écart entre ne pas savoir ce qu‟on dit et dire ce qu‟on ne sait pas. Mais il faut bien commencer par ne pas savoir ce qu‟on dit pour pouvoir aboutir à dire ce qu‟on ne sait pas. Il faut donc essayer d‟atteindre au dire ce qu‟on ne sait pas. Comment peut-on dire ce qu‟on ne sait pas ? C‟est un problème pour l‟enseignant et un problème pour l‟analysant. Eh bien, je peux ici vendre la mèche. Pour dire ce qu‟on ne sait pas, il faut l‟inventer. C‟est à l‟occasion ce qu‟on appelle la mythomanie, et c‟est par exemple ce qui conduit à qualifier l‟hystérique de mythomane : le sujet en question raconte des histoires. Mais il y a encore une autre espèce de mythomanie dont nous aurons à reparler dans le cadre de ce cours que j‟ai appelé “Des réponses du réel”. C‟est un titre qui m‟était venu à la 2 fin de l‟année dernière et qui, dans un premier temps, m‟avait fait presque reculer. Nous aurons donc à parler cette année de cette espèce de mythomanie différente de la pseudo mythomanie hystérique, et que l‟on peut appeler la mathèmomanie : la manie ou la mythomanie du mathème. Le mathème, en effet, c‟est aussi une mythomanie, en ce sens que c‟est une autre façon de dire ce qu‟on ne sait pas. Une autre façon, parce que ça veut dire que dans ce cas on construit et on invente avec du signifiant qui ne veut rien dire. Si le mathème doit nous intéresser cette année, ce n‟est pas seulement pour le mathème analytique. Le mathème analytique, Lacan le reconnaissait lui-même comme un simili mathème, un effort vers. Les mathèmes analytiques, il les empruntait le plus souvent aux mathèmes mathématiques. Les plus costauds viennent de là. Si le mathème doit nous intéresser cette année, c‟est parce que lorsqu‟on opère avec ce mathème, on observe un phénomène tout à fait singulier, à savoir que ça répond du côté du réel. Je m‟approche là à petits pas de cette expression qui fait mon titre de cette année : “Des réponses du réel”. C‟est une expression énigmatique. On penserait plutôt que le réel n‟a rien à dire, mais le mathème nous fait éprouver et expérimenter que ça répond du côté du réel. Le fait que ça réponde de ce côté-là, c‟est l‟ambition foncière de tout être humain. Pour en témoigner, nous avons par exemple cette pratique qui s‟appelle la divination. La divination, c‟est un montage signifiant qui peut être extrêmement variable mais qui reste fondamentalement un dispositif qui isole un espace. Cet espace, on l‟interroge, et d‟une manière très variée. Dans l‟Antiquité, on isolait une partie du ciel, on attendait de voir les oiseaux qui allaient passer dans cet espace, puis on en tirait des conclusions. Il y a aussi les aspects du visage et du corps, etc. Il y a tout le bric à brac de tout ce qu‟on a pu inventer pour faire répondre le réel. Ce bric à brac hétéroclite est une énumération de ce que Lacan appelait des bout de réel. Evidemment, chez les Grecs, c‟était un peu différent, puisque ça se passait plutôt par les voies de la parole. L‟essence de ce qu‟on cherchait sous la forme de l‟oracle, ce n‟était pas vraiment de prédire l‟avenir. Ces oracles ne se donnaient pas en clair. Ce sont des équivoques, des jeux de mots, des énigmes. C‟est connu. Si l‟oracle n‟était qu‟une prédiction de l‟avenir, ça nous paraîtrait bien éloigné de la psychanalyse. On y venait plutôt chercher une caution, c‟est-à-dire l‟attestation que la chose à faire n‟allait pas contre l‟ordre divin. Evidemment, ça nous dit quelque chose à nous. Le psychanalyste serait en effet un pauvre devin, s‟il n‟était pas avant tout celui qui se porte caution. Ce qui est l‟essentiel de son acte, c‟est après tout de se poser comme l‟Autre de la garantie : il donne une attestation qu‟on peut y aller. A cet égard, le psychanalyste, nous pouvons très bien l‟appeler le répondant. C‟est là que s‟introduit facilement la notion du sujet supposé savoir dont Lacan a fait le pivot du transfert. Ici, dans la divination, le rôle du sujet suppodsé savoir, c‟est qu‟il est supposé savoir faire répondre le bout de réel. L‟oracle ne dit pas le destin, il ne le cache pas non plus, il le signifie seulement, si l‟on veut traduire ici le terme d‟Héraclite : semanein – il fait signe. Ca veut dire qu‟il fait voir sous un voile. En français, ça tombe très bien : vois-le, voile. Un signe obscur, opaque, présentifie l‟opacité même de ce destin. Celui qui fait fonction d‟oracle donne au consultant un signifiant, mais dont on s‟aperçoit qu‟il est lui-même à déchiffrer. Si j‟évoque l‟oracle, c‟est que l‟oracle est tout à fait ce que j‟appelle une réponse du réel. Je me suis appesanti, l‟année dernière, sur cette phrase de Lacan : “La Chose en tant qu‟elle parle répond à nos objurgations.” Je reviendrai sur cette phrase car elle est tout à fait importante pour notre enquête de cette année sur les réponses du réel. Cette phrase, je 3 l‟avais évoquée à propos de la magie. La magie, en effet, nous donne en quelque sorte une réponse du réel, mais c‟est un réel qui est par principe consentant. C‟est un réel docile, un réel qui fait ce qu‟on lui demande. C‟est pourquoi, quand Lacan évoque la magie, il ne dit pas réel mais nature. La Chose, elle, répond sans doute, mais plutôt sur le mode response que sur le mode answer, plutôt sur le mode la réaction que sur le mode de la réponse articulée. C‟est là qu‟il faudrait commencer à bouger un petit peu ce qu‟on a traîné dans la gadoue depuis quelques temps, à savoir le réel au sens de Lacan. On l‟a traîné dans la gadoue parce qu‟on l‟a mis sur un piédestal. 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