MONTESQUIEU ŒUVRES COMPLÈTES ÉDITION ÉDOUARD LABOULAYE GARNIER FRÈRES, 1875 LET
MONTESQUIEU ŒUVRES COMPLÈTES ÉDITION ÉDOUARD LABOULAYE GARNIER FRÈRES, 1875 LETTRES PERSANES PRÉFACE DE L’ÉDITEUR C’est en 1721 que la première édition des Lettres persanes parut en deux volumes in-12 sous la rubrique d’Amsterdam et de Cologne. Le nom de l’auteur n’était pas indiqué ; les noms des deux libraires, Pierre Brunel d’Amsterdam, Pierre Marteau de Cologne, sont des pseudonymes. Ce mystère était d’usage au XVIIe et au XVIIIe siècle. Un Français qui disait librement son avis sur la religion et le gouvernement ne se souciait point d’avoir affaire aux ministres, au parlement, à la Sorbonne. Pour l’écrivain et pour l’imprimeur il y allait de la Bastille, et au be- soin de la corde ; c’était trop de dangers à la fois.1 Du reste, sous la régence l’ancienne rigueur s’était adoucie ; les mœurs étaient devenues plus tolérantes que les lois. Pourvu que l’auteur fit pa- raître son œuvre à l’étranger et ne livrât pas son nom à la curio- sité publique, il pouvait impunément recevoir les compliments de ceux qui l’auraient jeté dans un cachot, s’il avait eu l’audace d’imprimer à Paris ce qu’il publiait à Amsterdam. Les Lettres persanes eurent un grand succès ; on en fit trois ou quatre éditions la même année.2 Comment en eût-il été au- trement ? tout était piquant dans cette publication, le nom de l’auteur, la forme et le fond du livre. L’auteur, dont on se répétait le nom à l’oreille, n’était rien de moins qu’un président à mortier du parlement de Bordeaux, un grave magistrat qui, en dehors de sa profession, ne s’était fait connaitre que par son goût pour les sciences naturelles. On conçoit qu’il ne voulût point livrer inutilement sa personne à la malignité publique ; il avait l’honneur de la robe à soutenir. Mais il avait soin de se laisser deviner dans l’introduction de son livre. « Si l’on vient à savoir mon nom, écrivait-il, dès ce mo- ment je me tais... C’est assez des défauts de l’ouvrage sans que je présente encore à la critique ceux de ma personne. Si l’on savait qui je suis, on dirait : « Son livre jure avec son caractère ; il de- vrait employer son temps à quelque chose de mieux. » Les cri- tiques ne manquent jamais ces sortes de réflexions parce qu’on peut les faire sans essayer beaucoup son esprit. » La forme, nouvelle alors, ne manquait pas d’agrément. On n’était pas encore habitué à cette fiction d’étrangers, jugeant la France à la mesure des idées ou des préjugés de leur pays. Dans ce contraste des mœurs et des opinions, il y a toujours quelque chose de saisissant ; le seul défaut de cette fable ingénieuse, c’est qu’on en a trop usé. Voltaire a dit que le Siamois des Amusements serieux et co- miques de Dufresny avait inspiré Montesquieu. J’en doute. Le Siamois de Dufresny est un personnage de convention, qui n’a ni caractère, ni idées à lui. C’est, comme le dit l’auteur lui- même, un voyageur abstrait ; il n’est là que pour remplacer Du- fresny, en ne le laissant pas parler seul tout le long de son livre. Voici du reste un passage de cette satire parisienne aujourd’hui oubliée quoiqu’elle ne manque pas d’esprit ; on verra quelle dis- tance il y a entre la création de Montesquieu et celle de son pré- tendu modèle. « Paris est un monde entier ; on y découvre chaque jour plus de pays nouveaux et de singularités surprenantes que dans tout le reste de la terre ; on distingue, dans les Parisiens seuls, tant de nations, de mœurs et de coutumes différentes, que les ha- bitants même en ignorent la moitié. Imaginez-vous donc com- bien un Siamois y trouverait de nouveautés surprenantes. Quel amusement ne serait-ce point pour lui d’examiner avec des yeux de voyageur toutes les particularités de cette grande ville ? Il me prend envie de faire voyager ce Siamois avec moi ; ses idées bi- zarres et figurées me fourniront sans doute de la variété et peut- être de l’agrément. « Je vais donc prendre le génie d’un voyageur siamois, qui n’aurait jamais rien vu de semblable à ce qui se passe dans Pa- ris ; nous verrons un peu de quelle manière il sera frappé de cer- taines choses que les préjugés de l’habitude nous font paraitre raisonnables et naturelles. « Pour diversifier le style de ma relation, tantôt je ferai parler mon voyageur, tantôt je parlerai moi-même ; j’entrerai dans les idées abstraites d’un Siamois ; je le ferai entrer dans les nôtres ; enfin supposant que nous nous entendons tous deux à de- mi-mot, je donnerai l’essor à mon imagination et à la sienne. « Je suppose donc que mon Siamois tombe des nues, et qu’il se trouve dans le milieu de cette cité vaste et tumultueuse, où le repos et le silence ont peine à régner pendant la nuit même. D’abord le chaos bruyant de la rue Saint-Honoré l’étourdit et l’épouvante ; la tête lui tourne, etc.3 » Si le Siamois de Dufresny n’a pas été d’un grand secours à l’auteur des Lettres persanes, peut-être en est-il autrement d’un livre qui aujourd’hui n’est connu que de quelques amateurs ; je veux parler de l’Espion dans les cours des princes chrétiens, du P. Marana. C’est une espèce de journal, dans lequel un soi-di- sant Turc, agent du Grand Seigneur, rapporte et juge les événe- ments qui se passent dans le monde, durant une grande partie du XVIIe siècle. Cet ouvrage avait eu assez de succès pour qu’en 1720 et en 1730 les éditions hollandaises des Lettres persanes ajoutassent au-dessous du titre : Dans le goût de l’Espion dans les cours, comme un moyen de recommander l’œuvre nouvelle à la faveur du public. A vrai dire, ce sont là des détails de peu d’importance, bons tout au plus à amuser les curieux. Ce qui fait le mérite de ces fictions transparentes, ce n’est point le cadre, qui est banal, c’est le tableau. Montesquieu a eu vingt imitateurs ; il a plu des lettres turques, des lettres juives, des lettres chinoises, etc. ; qu’en reste- t-il aujourd’hui ? Si l’on peut disputer pour savoir à qui Montesquieu a em- prunté la forme de son livre, il faut du moins reconnaître que le fonds n’appartient et ne pouvait appartenir qu’à lui seul.4 Ce mélange de sérieux et de comique, ces discussions qui agitent les plus grands problèmes de la religion et de la politique, et qui sont placées au milieu de tableaux de mœurs et de peintures qui ne rappellent que trop la liberté de la régence, tout cela c’est le génie de Montesquieu. Son livre, c’est lui. Je ne connais pas d’écrivain qui ait moins varié que Mon- tesquieu. « L’esprit que j’ai est un moule, disait-il lui-même ; on n’en tire jamais que les mêmes portraits. » Si je ne craignais l’apparence même d’un paradoxe, j’oserais dire qu’en toute sa vie il n’a fait qu’un seul livre sous des titres différents. Les lettres persanes sur les Troglodytes, sur la tolérance, sur les peines, sur le droit des gens, sur les diverses formes de gouvernement, ne sont que des chapitres détachés de l’Esprit des lois. En re- vanche, il ne serait pas difficile de rencontrer dans l’Esprit des lois de véritables lettres persanes. Qu’on lise, par exemple, les réflexions d’un gentilhomme sur l’esprit général de la nation française,5 les plaisanteries sur le sérail du roi de Maroc, les pré- tendues raisons qui en Turquie amènent la clôture des femmes,6 les éternelles allusions aux usages d’Orient qui débordent dans ce grand ouvrage ; on y retrouvera le ton et l’esprit d’Usbek, beaucoup plus que la gravité du législateur. Dans les Considéra- tions sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, Montesquieu a toujours été sérieux ; dans le Temple de Gnide, il n’a été que galant ; mais chacun de ces deux écrits ne donne que la moitié de cet esprit original. Il n’est tout entier, et au même degré, que dans les Lettres persanes et dans l’Esprit des lois. Le succès de tout chef-d’œuvre fait naître des imitateurs. « Les Lettres persanes, nous dit Montesquieu, eurent un dé- bit si prodigieux que les libraires mirent tout en usage pour en avoir des suites. Ils allaient tirer par la manche tous ceux qu’ils rencontraient : Monsieur, disaient-ils, faites-moi des lettres per- sanes. » En France on publia des Lettres turques, œuvre ano- nyme de Saint-Foix,7 que les libraires étrangers ne se firent au- cun scrupule de joindre à l’édition des Lettres persanes de 1744. En Angleterre, il parut de Nouvelles Lettres persanes traduites en français, dès l’année 1735, et portant pour épigraphe : «Non ita certandi cupidus, quam propter amorem Quod te imitari aveo. » C’est une satire des mœurs anglaises faite par une main peu légère. Du reste, toutes ces imitations, qui amusent les contem- porains, n’ont pour effet que de faire sentir par comparaison la différence qui sépare un grand peintre d’un uploads/Litterature/ montesquieu-charles-secondat-lettres-persanes.pdf
Documents similaires










-
33
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mar 22, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 1.6997MB