DU MÊME AUTEUR Nous… La Cité, ouvrage collectif (Éd. Zones, 2012). JOSEPH PONTH
DU MÊME AUTEUR Nous… La Cité, ouvrage collectif (Éd. Zones, 2012). JOSEPH PONTHUS À LA LIGNE Feuillets d’usine LA TABLE RONDE 26, rue de Condé, Paris 6e CE LIVRE QUI EST À KRYSTEL ET LUI DOIT TOUT EST FRATERNELLEMENT DÉDIÉ AUX PROLÉTAIRES DE TOUS LES PAYS AUX ILLETTRÉS ET AUX SANS DENTS AVEC LESQUELS J’AI TANT APPRIS RI SOUFFERT ET TRAVAILLÉ À CHARLES TRENET SANS LES CHANSONS DUQUEL JE N’AURAIS PAS TENU À M. D. G. ET À MA MÈRE I « C’est fantastique tout ce qu’on peut supporter. » Guillaume Apollinaire (lettre à Madeleine Pagès, 30 novembre 1915). 1. En entrant à l’usine Bien sûr j’imaginais L’odeur Le froid Le transport de charges lourdes La pénibilité Les conditions de travail La chaîne L’esclavage moderne Je n’y allais pas pour faire un reportage Encore moins préparer la révolution Non L’usine c’est pour les sous Un boulot alimentaire Comme on dit Parce que mon épouse en a marre de me voir traîner dans le canapé en attente d’une embauche dans mon secteur Alors c’est L’agroalimentaire L’agro Comme ils disent Une usine bretonne de production et de transformation et de cuisson et de tout ça de poissons et de crevettes Je n’y vais pas pour écrire Mais pour les sous À l’agence d’intérim on me demande quand je peux commencer Je sors ma vanne habituelle littéraire et convenue « Eh bien demain dès l’aube à l’heure où blanchit la campagne » Pris au mot j’embauche le lendemain à six heures du matin Au fil des heures et des jours le besoin d’écrire s’incruste tenace comme une arête dans la gorge Non le glauque de l’usine Mais sa paradoxale beauté Sur ma ligne de production je pense souvent à une parabole que Claudel je crois a écrite Sur le chemin de Paris à Chartres un homme fait le pèlerinage et croise un travailleur affairé à casser des pierres Que faites-vous Mon boulot Casser des cailloux De la merde J’ai plus de dos Un truc de chien Devrait pas être permis Autant crever Des kilomètres plus loin un deuxième occupé au même chantier Même question Je bosse J’ai une famille à nourrir C’est un peu dur C’est comme ça et c’est déjà bien d’avoir du boulot C’est le principal Plus loin Avant Chartres Un troisième homme Visage radieux Que faites-vous Je construis une cathédrale Puissent mes crevettes et mes poissons être mes pierres Je ne sens plus l’odeur de l’usine qui au départ m’agaçait les narines Le froid est supportable avec un gros pull-over un sweat-shirt à capuche deux bonnes paires de chaussettes et un collant sous le pantalon Les charges lourdes me font découvrir des muscles dont j’ignorais l’existence La servitude est volontaire Presque heureuse L’usine m’a eu Je n’en parle plus qu’en disant Mon usine Comme si petit intérimaire que je suis parmi tant d’autres j’avais une quelconque propriété des machines ou de la production de poissons ou de crevettes Bientôt Nous produirons aussi les coquillages et crustacés Crabes homards araignées et langoustes J’espère voir cette révolution Gratter des pinces même si je sais par avance que ce ne sera pas possible Déjà qu’on ne peut pas sortir la moindre crevette Il faut bien se cacher pour en manger quelques-unes Pas encore assez discret la vieille collègue Brigitte m’avait dit « J’ai rien vu mais gaffe aux chefs s’ils t’attrapent » Depuis je loucedé sous mon tablier avec ma triple paire de gants qui me coupent de l’humidité du froid et de tout le reste pour décortiquer et manger ce que j’estime être à tout le moins une reconnaissance en nature Je m’emballe Revenons à l’écrit « J’écris comme je parle quand l’ange de feu de la conversation me prend comme prophète » écrivait en substance dans je ne sais plus quoi Barbey d’Aurevilly J’écris comme je pense sur ma ligne de production divaguant dans mes pensées seul déterminé J’écris comme je travaille À la chaîne À la ligne L’embauche Ce ne peut être que cet immense couloir blanc Froid Au début duquel sont les pointeuses autour desquelles on se presse la nuit à l’heure de l’embauche Quatre heures Six heures Sept heures et demie du matin Suivant le travail assigné Le dépotage soit les caisses de poissons à vider Le mareyage ou l’écorchage soit la découpe de poissons La cuisson soit tout ce qui concerne les crevettes Je n’ai pas encore eu le malheur d’être de l’après-midi ou de soirée Commencer à seize heures finir à minuit Ici Tout le monde s’accorde à dire Et j’en conviens jusque-là Que plus tu commences tôt Mieux c’est – sans compter les heures de nuit payées vingt pour cent de plus Comme ça « t’as ton après-midi » « Quitte à se lever tôt Autant se lever tôt » Mon cul Tes huit heures de boulot C’est huit heures de boulot à quelque heure de la journée Et puis Quand tu rentres À la débauche Tu rentres Tu zones Tu comates Tu penses déjà à l’heure qu’il faudra mettre sur le réveil Peu importe l’heure Il sera toujours trop tôt Après le sommeil de plomb Les clopes et le café du réveil avalés À l’usine L’attaque est directe C’est comme s’il n’y avait pas de transition avec le monde de la nuit Tu re-rentres dans un rêve Ou un cauchemar La lumière des néons Les gestes automatiques Les pensées qui vagabondent Dans un demi-sommeil de réveil Tirer tracter trier porter soulever peser ranger Comme lorsque l’on s’endort Ne même pas chercher à savoir pourquoi ces gestes et ces pensées s’entremêlent À la ligne C’est toujours s’étonner qu’il fasse jour à l’heure de la pause quand on peut sortir fumer et boire un café Je ne connais que quelques types de lieux qui me fassent ce genre d’effet Absolu existentiel radical Les sanctuaires grecs La prison Les îles Et l’usine Quand tu en sors Tu ne sais pas si tu rejoins le vrai monde ou si tu le quittes Même si nous savons qu’il n’y a pas de vrai monde Mais peu importe Apollon a choisi Delphes comme centre du monde et ce n’est pas un hasard Athènes a choisi l’Agora comme naissance d’une idée du monde et c’est une nécessité La prison a choisi la prison que Foucault a choisie La lumière la pluie et le vent ont choisi les îles Marx et les prolétaires ont choisi l’usine Des mondes clos Où l’on ne va que par choix Délibéré Et d’où l’on ne sort Comment dire On ne quitte pas un sanctuaire indemne On ne quitte jamais vraiment la taule On ne quitte pas une île sans un soupir On ne quitte pas l’usine sans regarder le ciel La débauche Quel joli mot Qu’on n’utilise plus trop sinon au sens figuré Mais comprendre Dans son corps Viscéralement Ce qu’est la débauche Et ce besoin de se lâcher se vider se doucher pour se laver des écailles de poissons mais l’effort que ça coûte de se lever pour aller à la douche quand tu es enfin assis dans le jardin après huit heures de ligne Demain En tant qu’intérimaire L’embauche n’est jamais sûre Les contrats courent sur deux jours une semaine tout au plus Ce n’est pas du Zola mais on pourrait y croire On aimerait l’écrire le XIXe et l’époque des ouvriers héroïques On est au XXIe siècle J’espère l’embauche J’attends la débauche J’attends l’embauche J’espère Attendre et espérer Je me rends compte qu’il s’agit des derniers mots de Monte-Cristo Mon bon Dumas « Mon ami, le comte ne vient-il pas de nous dire que l’humaine sagesse était tout entière dans ces deux mots : Attendre et espérer ! » 2. Pour qui produisons-nous ces quarante tonnes de crevettes par jour dont la date limite de consommation est fixée à dans un mois jour pour jour Soixante millions de Français mangeraient donc quarante tonnes de crevettes quotidiennement L’usine ne saurait pourtant fonctionner à perte L’usine fut détruite il y a quatre ans et reconstruite en trois cent soixante-quatre jours selon le délai légal des assurances On raconte qu’un chef l’a incendiée volontairement par deux fois Comment brûler une usine où la température maximale est de huit degrés Celsius Il faut le vouloir Il faut en vouloir À quoi pensent mes collègues opérateurs de production en triant leurs crevettes quelles chansons entêtantes encombrent leurs crânes ou prennent-ils plaisir à fredonner J’entends parfois à travers les bouchons d’oreille et le bruit sourd de l’usine monter du Balavoine du Christophe Maé se demandant où est le bonheur du Véronique Sanson Des gens populaires Nos immenses lignes de machine Ventres de métal où sont Décongelées Triées Cuites Réfrigérées Re-triées Empaquetées Étiquetées Re-re-triées les crevettes s’appellent ainsi Coaxial Ishida Multivac Arbor Bizerba Toutes ont une fonction spécifique Ces machines énormes par qui et où sont-elles produites Sont-ce d’autres machines qui elles-mêmes les fabriquent Dans ce cas quelles sont les usines qui fabriquent les machines pour notre usine Et dès lors quelles seraient les usines où les machines fabriqueraient des uploads/Litterature/ a-la-ligne-feuillets-d-x27-usine-joseph-ponthus.pdf
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- Publié le Jan 17, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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