Pierre-Emmanuel MOOG Tu n’invoqueras pas le nom de D… Les stratégies d’évitemen

Pierre-Emmanuel MOOG Tu n’invoqueras pas le nom de D… Les stratégies d’évitement d’un nom emblématique Ce qui restera de ma traduction [de la Bible] : c'est que pour la première fois, Elohim a son vrai nom1 André Chouraqui Introduction Les noms du Dieu unique sont nombreux dans la Bible juive. Ce constat peut paraître curieux pour une religion monothéiste. Il a été largement commenté et justifié par la tradition juive et a même donné naissance à l’une des premières théories d’exégèse biblique, l’hypothèse documentaire. Mais, rendant la situation plus complexe encore, parmi les dix commandements principaux du Pentateuque se trouve une interdiction relative d’invoquer Dieu par son nom. Cet article examine comment cette interdiction fonctionne dans le judaïsme et ce qu’elle peut nous apprendre sur les stratégies d’évitement d’un nom. 1) L’interdit Dans le Décalogue, le 2ème commandement ayant interdit les images et représentations, l’accès à Dieu par un nom devient la seule « représentation » simple au Dieu unique. Dans ce contexte radicalement aniconique, l’interdiction relative du 3ème commandement devient un enjeu majeur (Scholem 1983:59). Quelle est exactement la teneur de l’interdiction ? Le Décalogue figure en deux versions dans le Pentateuque, dans le livre de l’Exode (20, 2-17) et dans le Deutéronome (5, 6-21), avec de légères divergences. En l’occurrence, les « 3ème commandements » (Exode 20, 7 et Deutéronome 5, 11) sont identiques dans les deux versions. Le voici en transcription de l’hébreu et dans trois traductions de l’hébreu en français de la Bible publiées et faisant références (Louis Segond, Rabbinat français, André Chouraqui) : - lo tissa et-shem-yhwh eloheicha lashav ki lo yenake yhwh et asher-yissa et-shemo lashav2 - Tu ne prendras point le nom de l'Éternel, ton Dieu, en vain ; car l'Éternel ne laissera point impuni celui qui prendra son nom en vain (Segond) - Tu n'invoqueras point le nom de l'Éternel, ton Dieu, à l'appui du mensonge; car l'Éternel ne laisse pas impuni celui qui invoque son nom pour le mensonge (Rabbinat) - Tu ne porteras pas le nom de Ihvh/Adonaï, ton Elohims, en vain : car Ihvh/Adonaï n’innocente pas qui porte son nom en vain (Chouraqui) Le 3ème commandement se présente donc comme un interdit dont trois aspects méritent d’être examiné : sa motivation, sa sanction et l’interdiction proprement dite. La motivation (raison) n’est pas formulée. Parmi les neuf autres commandements, deux comportent explicitement leur motivation3. L’absence de motivation explicite nous retire un élément de compréhension de l’interdit et d’interprétation pour une éventuelle application. Le 3ème commandement insiste sur l’application d’une sanction en cas de transgression mais ne la formule pas explicitement. En fait, parmi les neuf autres commandements, huit ne comportent pas même l’évocation d’une sanction, et un en comporte une explicite4. Nous comprenons donc que ce 3ème Moog 1/11 commandement est particulièrement important à respecter et que la sanction, implicite, est inquiétante. Dieu lui-même serait, si ce n’est l’auteur-exécuteur, au moins à l’origine de la sanction (« car l'Éternel ne laisse pas impuni »). Notons qu’en dehors de la péricope du Décalogue5, un autre passage du Pentateuque (Lévitique 24, 16) évoque la peine de mort comme sanction de celui qui maudirait le nom Yhwh, faute certes plus caractérisée que le seul fait de l’invoquer, même en vain6. L’interdiction proprement dite. La plupart des traducteurs utilisent l’indicatif futur à la deuxième personne du singulier plutôt que l’impératif. L’impératif serait certes plus clair sur le fait que l’injonction s’applique immédiatement, mais le futur en souligne mieux la valeur perpétuelle. En revanche, les traductions du verbe signifiant l’action interdite (« tissa ») diffèrent : porter (son sens littéral), prendre ou invoquer. Parfois on trouvera aussi « prononcer ». Invoquer relève du registre du vocabulaire religieux ; porter et prendre renvoient aux constructions « porter / prendre un nom » mais de manière paradoxale puisqu’elles s’emploient généralement pour son propre nom ; prononcer restreint à la seule oralité (nous verrons plus loin qu’il s’agit là d’une interprétation compréhensible mais anachronique). Nous utiliserons dorénavant le verbe « invoquer », par convention. Nous devons donc maintenant préciser ce qu’il est interdit d’invoquer : le nom de Dieu (« et shem yhwh »). Cette construction autonymique (nom en mention) en hébreu implique une légère ambiguïté : s’agit-il du nom « yhwh » ou du « nom de yhwh » supposant qu’il en ait un autre ou que la construction repose tout au moins sur une syntaxe étrange (Brichto 1998:33). D’ailleurs, les trois traducteurs cités, y compris (curieusement) Chouraqui, ont préféré la formulation de type « le nom de » plutôt que, par exemple « le nom Ihvh/Adonaï ». Ils l’ont estimé plus naturelle, mais elle aboutit pourtant à plus de questions que de réponses7. Les commentateurs traditionnels juifs (Weill 1980:474) ont remarqué que, dans le Décalogue, Dieu se désigne d’abord à la première personne (Exode 20, 2 à 6), puis à la troisième personne (versets 7 et 11), puis est absent du texte (verset 13 à 17). C’est donc précisément à partir du 3ème commandement que Dieu passe de narrateur à référé : le texte ne dit pas « tu n’invoqueras point mon nom en vain » (type de formulation d’ailleurs attestée en Lévitique 19, 12 : « Vous ne jurerez point par mon nom… ») ou même « tu ne m’invoqueras point en vain » ; est-ce justement pour indiquer explicitement le nom concerné ?8 Cette remarque appuie l’interprétation faisant bien de « Yhwh » le nom interdit. Enfin, cette interdiction est circonstancielle : « lashav » est traduit le plus souvent par « en vain », et parfois par faussement, inutilement, pour le mensonge, pour le parjure. Notons que, parmi les dix commandements, le 3ème est la seule injonction relative. En effet, s’il est interdit absolument, par exemples, de se prosterner devant des idoles ou de tuer, il n’est pas absolument interdit d’invoquer le nom de Dieu. En fait, ailleurs dans le Pentateuque, il sera même précisé qu’invoquer le nom de Dieu n’est pas simplement autorisé lorsque cela n’est pas « en vain », mais requis (Genèse 21, 33, Exode 22, 11, Deutéronome 6, 13 et 10, 20). Nous avons donc affaire à une interdiction complexe puisque signifiée comme importante (évocation d’une sanction) mais le nom interdit conserve une petite ambiguïté, et les circonstances d’interdiction (en vain) laissent une marge d’interprétation qui n’est pas réduite par un « exposé des motifs ». 2) Les noms de Dieu Les dénominations de Dieu sont nombreuses dans le Pentateuque : Yhwh (ou Yah ou Yahou), Elohim (ou HaElohim), El, Eloah, (El) Elyon, El Olam, (El) Shaddaï, Adonaï, Panim, etc. Yhwh et Elohim sont les plus utilisés, de loin, et parfois combinés ensemble. La plupart de ces noms sont signifiants. Le nom El est le nom commun dieu / divinité, « vrais » ou « faux ». Les autres (Adonaï = Mon/Mes seigneur(s), Elyon = Moog 2/11 le Très-Haut, Olam = l’Eternel, Shaddaï = tout-puissant / montagnard, Panim = faces, visages) sont plutôt considérés comme des attributs, des titres, que comme un nom « personnel » ou nom propre. Yhwh est l’objet d’un statut particulier. L’un des mots les plus fréquents du Pentateuque, le Tétragramme (curieusement formé uniquement de matres lectionis9) n’a pas de signification directe, même si certains exégètes le relient au verbe « être » (hayah). Sans entrer dans des considérations d’étymologie plus ou moins légendaire10, le Tétragramme est, a minima, démotivé. C’est en cela qu’il s’apparente le plus à un « nom personnel ». Ainsi, en introduction à la péricope du Décalogue, Dieu se « présente » (Exode 20,1) : « je suis Yhwh ton Dieu » (anohi yhwh eloheicha). Pourtant, lors du seul passage du Pentateuque où Dieu est (indirectement11) interrogé sur son nom (Exode 3,14), il répond d’abord : « Ehyeh-Asher-Ehyeh » (je suis/serai qui je suis/serai). Cette réponse initiale énigmatique (une sorte de non-réponse selon Sternberg 1998:264 ou de « réponse volontairement évasive » selon Lambert 1952:191) est suivie par le Tétragramme comme 3ème réponse (Exode 3,15) : Dieu nous maintient-il dans l’incertitude quant à son nom « véritable » et donc celui qui fait l’objet du 3ème commandement12 ? En fait, si le Tétragramme est très fréquent dans le Pentateuque, Dieu lui-même ne l’utilise qu’avec précaution et prétend même à Moïse : « Je suis Yhwh. Je suis apparu à Abraham, à Isaac, à Jacob, comme El-Shaddaï ; avec mon nom Yhwh je ne me suis pas fait connaître à eux » (Exode 6, 2-3)13. En outre, le Tétragramme est imprononçable. Le texte du rouleau de la Torah (manuscrit utilisé pour la lecture liturgique du Pentateuque) est encore écrit à notre époque comme l’était l’hébreu antique, c’est-à- dire sans voyelles. Pour faciliter l’apprentissage et la bonne lecture du texte, chanté à haute voix lors des principaux offices religieux, les massorètes (savants et copistes juifs) ont créé un système de vocalisation, vers le VIè siècle, fixant de ce fait la lecture. On appelle Humash un Pentateuque imprimé en hébreu, sous forme codex, qui figure les voyelles telles qu’indiquées par les massorètes. Dans ces uploads/Litterature/ moog-tetragramme.pdf

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