Corinne Doria La morale de l’homme politique Centre d’histoire du XIXe siècle U

Corinne Doria La morale de l’homme politique Centre d’histoire du XIXe siècle Université Paris 1 - Université Paris 4 Textes réunis par La morale de l’homme politique Illustration de couverture : Sablet Jean-Jacques, Le 18 Brumaire, la salle des Cinq-Cents à Saint-Cloud, 1799 © Centre d’histoire du XIXe siècle Université Paris 1-Université Paris IV 17, rue de la Sorbonne - 75005 Paris CRHXIX Centre d’histoire du XIXe siècle 2015 La morale de l’homme politique Corinne Doria Textes réunis par INTRODUCTION Autour de la morale de l’homme politique dans la France du XIXe siècle Les questionnements autour de la morale traversent le XIXe siècle. En traçant les généalogies de la morale à cette époque1, Jean Lacoste note que les thèmes moraux sont présents dans toute la grande littérature du siècle : de Stendhal à Victor Hugo, de Georges Sand à Gustave Flaubert, il n’y a pas un seul grand écrivain français du XIXe siècle qui ne s’interroge sur le bien et le mal ou sur le crime et le châtiment. Il en va de même pour la philosophie. Au début du siècle, des auteurs comme Louis de Bonald et Joseph de Maistre plaident pour la restauration de la morale traditionnelle ; quelques années plus tard, Victor Cousin, Théodore Jouffroy et les autres philosophes de l’école éclectique travaillent pour la fondation d’une nouvelle morale, bâtie sur des dogmes spirituels nouveaux ; des ressorts moraux sont également présents dans le positivisme, et, vers la fin du siècle, dans la philosophie néokantienne de Charles Renouvier et Jules Barni. La question de la morale n’est pas moins présente dans la politique. Dans ce cadre, elle interroge dans une même mesure les philosophes et les hommes politiques. Au XIXe siècle, les questions morales sortent en effet du champ des débats théoriques pour entrer dans l’arène publique. La journée d’étude dont les contributions sont ici réunies a été pensée précisément à partir de ce constat. S’interroger sur cette dernière déclinaison du questionnement moral n’est pas cependant une tâche simple. Même en fixant des bornes géographiques et chronologiques précises – la France du XIXe siècle – il s’agit en effet d’aborder une question presque universelle, à savoir le rapport entre la morale et la politique. Celui-ci est l’un des objets qui en premier s’est présenté à la réflexion philosophique et qui a mobilisé au fil des siècles les thèses le plus diverses. Malgré l’hétérogénéité des arguments employés, la plupart des réponses à la question « Quelle doit être la relation entre la morale et la politique ? » a été formulée à partir de la radicale altérité entre ces deux sphères. Par rapport aux autres champs de l’agir humain, tous plus ou moins soumis aux règles de la morale, la politique ferait donc exception, les règles d’une morale universelle (laïque ou religieuse) ne pouvant pas s’appliquer à elle. À partir de cette constatation, le philosophe italien 1. J. Lacoste, « Les généalogies de la morale », Romantisme, n° 142, décembre 2008, p. 3-8. 7 Norberto Bobbio, dans deux célèbres articles parus en 1984 et 1986, donne une lecture de la philosophie politique moderne comme d’une série de tentatives pour justifier ou expliquer la distance « scandaleuse » qui sépare l’éthique de la politique2. Ceci est, d’après Bobbio, le fil rouge qui relit les plus grands penseurs qui, du XVIe au XXe siècle (de Machiavel à Max Weber, de Kant et Hegel à Benedetto Croce), se sont penchés sur la relation entre morale et politique. L’indépendance du politique à l’égard de la morale a été revendiquée avec une égale conviction par les hommes d’Etat de tout bord. Dès l’origine des temps, les Etats ont toujours refusé à quiconque le droit de juger leurs actions au nom d’une morale universelle. L’histoire de France recèle suffisamment d’exemples de cette pratique. René Rémond, en rédigeant l’entrée « Politique » pour le Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale3, attire opportunément l’attention sur l’histoire des relations entre l’État français et le Saint-Siège. De Philippe le Bel à Napoléon aux hommes de la Troisième République – remarque-il – les hommes d’État se sont toujours opposés aux prétentions de la papauté de juger les actes du pouvoir politique. La conviction de l’irréductibilité de la politique à la morale est rapidement devenue un lieu commun. Philosophes et écrivains d’hier et d’aujourd’hui ont exprimé dans des formules parfois restées proverbiales la conviction que le succès en politique nécessite du recours à la ruse, à la violence et, en général, aux moyens que la morale commune condamne. On se souvient par exemple de la déclaration : « On ne gouverne pas les États avec des Pater Noster » que Machiavel attribue à Cosme de Médicis mais que, de son côté, il approuve pleinement4 ; ou encore de la pièce de Jean-Paul Sartre Les mains sales, où l’auteur fait soutenir à un de ses personnages la thèse selon laquelle celui qui fait de la politique ne peut pas s’empêcher de plonger ses mains dans le sang5. Cependant, si on sort du domaine strictement spéculatif, si on regarde l’histoire politique plus attentivement, on s’aperçoit qu’en dépit des philosophes qui ont théorisé la raison d’État, en dépit des rois qui ont revendiqué leur droit d’agir sans prendre en considération les prescriptions de la morale, et malgré le cynisme de l’homme commun, 2. N. Bobbio, « Etica e politica », dans W. Tega (dir.), Etica e politica, Parma, Pratiche, 1984, p. 7-17 et « Etica e politica », Micromega, n°4, 1986, p. 97-118. 3. R. Rémond, « Politique », dans M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, Puf, 1996, t. II, p. 1494-1500. 4. « Dicendogli alcuni cittadini, dopo la sua tornata dall’esilio, che si guastava la città e facevasi contro a Dio a cacciare di quella tanti uomini da bene, rispose come gli era meglio città guasta che perduta, e come due canne di panno rosato facevano un uomo da bene ; e che gli stati non si tenevono co’ paternostri in mano ; […] », N. Machiavelli, Istorie fiorentine, dans Opere storiche, Roma, Salerno, 2010, t. II, p. 637. 5 « Moi, j’ai les mains sales. Jusqu’aux coudes. Je les ai plongées dans la merde et dans le sang. Et puis après ? Est-ce que tu t’imagines qu’on peut gouverner innocemment ? », J. -P. Sartre, Les mains sales, Paris, Gallimard, 2005, p. 209. 8 LA MORALE DE L’HOMME POLITIQUE une exigence morale en politique surgit régulièrement. Il est ainsi possible de repérer une série d’ambiguïtés. Tout d’abord, les États, dans leur prétendue autonomie par rapport à la morale, se gardent bien de désavouer la morale commune, dont au contraire ils se servent en tant que principe d’ordre. La politique – note René Rémond dans le texte évoqué tout à l’heure – a besoin que les citoyens, dans leurs rapports réciproques et dans leurs relations avec les institutions, observent les règles de la morale commune6. Ensuite, l’autonomie que les États prétendent avoir face à la morale n’exclut pas qu’ils reconnaissent l’existence d’un ordre éthique interne à la sphère du politique, et qu’ils en respectent les principes. De cela découle, par exemple, le respect des règles fixées pour les élections, ou la réprobation de la corruption. C’est précisément ici que se trace la ligne de partage entre les régimes « normaux » et les despotismes. En dernier lieu, on peut remarquer que les États prétendent agir pour le bien de leurs citoyens, c’est-à-dire pour un fin morale, voire le fin le plus morale de tous. Finalement, on s’aperçoit que revendiquer l’autonomie du politique par rapport à la morale sur la base d’une différence presque ontologique entre les deux domaines est aussi facile que peu convaincant. La figure de l’homme politique n’échappe pas à cette ambiguïté. Le portrait qu’en fait Max Weber dans Politik als Beruf est très instructif à ce propos. En traçant le profil de l’homme politique, le philosophe allemand fait ressortir une série de qualités qu’on ne peut pas s’empêcher de qualifier de « morales » : le dévouement à une cause, l’engagement, la passion, l’indépendance. L’ennemi le plus dangereux pour l’homme politique – dit Weber – est la vanité. Péché capital selon la religion chrétienne, la vanité est un vice contre lequel l’homme politique doit combattre quotidiennement. Elle est en effet la responsable de ce que Weber appelle le « péché mortel » pour un homme politique : le désir du pouvoir pour le pouvoir. Mais pour poursuivre sa cause, ce dernier doit faire appel à la violence, l’instrument qui appartient par excellence au domaine politique. L’homme politique wébérien est donc presque un héros maudit, car pour atteindre ses objectifs il finira par perdre son âme. Ces ambiguïtés montrent l’intérêt et en même temps la difficulté du questionnement autour du comportement moral de l’homme politique. La France du XIXe siècle est de ce point de vue un observatoire particulièrement intéressant. La période 1789-1914 voit se succéder des régimes très différents : dans l’espace d’à peu près un siècle et demi 6. R. Rémond, « Politique », uploads/Litterature/ morale-homme-politique-modifie-pdf.pdf

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