Théâtre et autobiographie « Alfred de Musset, ou les diffractions du moi romant

Théâtre et autobiographie « Alfred de Musset, ou les diffractions du moi romantique » Le 18 août 1866, neuf ans après la mort de Musset, la Comédie-Française crée Fantasio, composé au cours de l’été 1834 ; cette pièce atypique met en scène un jeune munichois désœuvré qui, pour noyer son ennui, endosse le costume d’un bouffon qui vient de mourir ; par ce biais, il s’introduit à la cour du roi de Bavière, prodigue ses conseils à la princesse Elsbeth, harponne la perruque du prince de Mantoue et fait finalement échouer un mariage arrangé. Or lorsque l’acteur Delaunay qui tient le rôle-titre entre sur la scène, un profond sentiment de malaise et de mélancolie saisit ceux qui, dans la salle, ont connu le poète. Delaunay s’est en effet grimé de façon à ressembler à Musset. C’est Paul Foucher (ami d’enfance de Musset et beau-frère de Victor Hugo) qui assiste à la représentation qui relate l’épisode dans un recueil de souvenirs : J’avoue qu’en voyant entrer en scène Delaunay sous sa longue chevelure blonde et sous son costume d’étudiant bavarois, au premier acte de Fantasio, j’avoue qu’à ces premières phrases de poésie capricieuse, à ces premières boutades humoristiques lancées par lui, j’avais ressenti une des émotions les plus poignantes de ma vie.1 Cette confusion troublante et touchante entre le personnage du bouffon et son créateur revêt une valeur emblématique. Si théâtre et autobiographie sont a priori difficilement conciliables théoriquement2, l’œuvre dramatique de Musset offre un champ d’investigation à ce questionnement littéraire. La polyphonie du moi du dramaturge romantique, avouée et assumée, procède tantôt de l’autobiographie, tantôt de l’autoportrait, tantôt de ce qu’on pourrait appeler l’« autofiction dramatique ». Le théâtre de Musset, semble-t-il, questionne l’aporie qui éloigne le genre dramatique de l’autobiographie et démontre, bien avant les créations de la scène contemporaine, que le théâtre peut devenir le lieu possible d’une écriture de soi « hors de soi ». Des éléments du vécu de l’auteur affleurent en effet tantôt explicitement, tantôt implicitement dans les dialogues, les caractères et même les 1 Paul Foucher, Entre cour et jardin, Amyot, 1867, p. 198-199. 2 Patrice Pavis, souligne la dichotomie qui sépare les deux genres. Il s’appuie sur la définition formulée par Philippe Lejeune : « Par autobiographie, il est convenu d’entendre "le récit rétrospectif en prose que quelqu’un fait de sa propre existence, quand il met l’accent principal sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité" (Philippe Lejeune, L’Autobiographie en France, Paris, Colin, 1971, p. 14). Cette définition semble rendre impossible le genre du théâtre autobiographique, puisque le théâtre est une fiction présente assumée par des personnages imaginaires qui diffèrent de l’auteur et ont d’autres soucis que de raconter sa vie. » Dictionnaire du théâtre, Dunod, 1996, p. 361. actions. Le « je » du personnage-héros se confond alors avec celui du dramaturge. Mais de quelle manière et selon quelles structures récurrentes ? Quelle est la place et le statut de « l’autobiographique » dans un théâtre au lyrisme désenchanté et aux travestissements nombreux ? Loin d’apporter des réponses fermées à ces questions, je voudrais proposer quelques éléments de réflexion, en suivant le cheminement d’une création littéraire qui irait des premiers essais dramatiques de Musset jusqu’aux proverbes le maturité. Je voudrais tenter de montrer comment l’autobiographie « hors de soi » à laquelle invite l’écriture théâtrale, trouve une expression singulière dans l’univers dramatique de Musset. Eusebius et Florestan Musset a très tôt reconnu la filiation entre sa vie et son théâtre. On doit néanmoins à George Sand d’avoir perçu chez lui ce recours à l’autoportrait diffracté pour composer ses personnages et ses intrigues. C’est ainsi qu’au printemps 1834, alors qu’il traverse la crise du « retour de Venise », Musset explique à sa maîtresse que dans Les Caprices de Marianne, les deux personnages principaux, Octave et Cœlio, expriment les deux aspects opposés de sa personnalité. C’est ce qu’il avoue dans une lettre du 10 mai 1834 : Que sais-tu de moi, toi que j’ai possédée ? C’est toi qui as parlé ; c’est toi dont la pitié céleste m’a couvert de larmes ; c’est toi qui as laissé descendre sur ma tête le ciel de ton amour, et moi, je suis resté muet ; il y avait en moi deux hommes, tu me l’as dit souvent, Octave et Cœlio. J’ai senti en te voyant que le premier mourait en moi, mais l’autre, qui naissait, n’a pu que crier ou pleurer comme un enfant. J’ai cessé avec toi d’être un libertin sans cœur ; mais je n’ai commencé à être autre chose que pendant trois matinées à Venise, et tu dormais pendant ce temps-là.3 Cet aveu, s’il reflète la personnalité d’un dramaturge Janus bifrons déchiré entre une rêverie idéaliste et un libertinage désabusé, a de véritables incidences sur la structure et la composition des pièces. Concrètement, les premières comédies ont pour point de départ une projection subjective « hors de soi », le plus souvent incarnée par deux personnages de caractère opposé. C’est pourquoi les scènes d’exposition des comédies qui présentent l’intrigue et lancent l’action sont toujours une manière d’autoportrait diffracté, travesti sous la voix de différents « je ». C’est le cas dans Les Marrons du feu, drame bouffe où Musset confronte Rafael le blasé et l’Abbé passionné. Même schéma, développé avec plus de finesse, dans la première scène des Caprices de Marianne. Nombreux sont les critiques qui s’accordent pour voir dans les deux personnages principaux, deux des masques d’Alfred : 3 Correspondance d’Alfred de Musset (1826-1839), éd. L. Chotard, M. Cordroc’h, R. Pierrot, P.U.F, p. 96. Octave : Comment se porte, mon bon monsieur, cette gracieuse mélancolie ? Cœlio : Octave ! Ô fou que tu es ! tu as un pied de rouge sur les joues ! D’où te vient cet accoutrement ? N’as-tu pas de honte en plein jour ? Octave : Ô Cœlio ! fou que tu es ! tu as un pied de blanc sur les joues ! — D’où te vient ce large habit noir ? N’as-tu pas de honte ne plein carnaval ?4 Dialogue du dramaturge avec lui-même opposant deux visages de sa personnalité, phénomène d’autoscopie littéraire qui nourrit les dialogues contrastés et participe à la théâtralité de l’œuvre, à sa tension, grâce à la friction de pôles contraires mais complémentaires5. L’expérience intime se commue dans ce cas en une séparation du moi. Cette polarité a des conséquences sur la structure même des paroles échangées ; alternent les scènes brèves et de longs dialogues, phénomène dramaturgique qui caractérise l’esthétique d’À quoi rêvent les jeunes filles, des Caprices de Marianne ou de Fantasio. Pourtant Musset dépeint des âmes plus que des actions, et c’est pourquoi le caractère autobiographique de ses comédies de jeunesse se manifeste moins dans le témoignage d’une expérience vécue et retranscrite « telle quelle », que dans la mise en scène d’un moi à peine travesti sous le masque de personnages de tempéraments distincts. Cette projection hors de soi, ce recours à l’autoportrait conduit cependant à évoquer un autre aspect du caractère autobiographique du théâtre de Musset : il s’agit de la fantaisie. Fantaisie et autoportrait Fantasio est la comédie qui renseigne le mieux sur Musset et sur son travail de dramaturge. Ici, l’autobiographie « hors de soi » prend un sens métathéâtral. Simon Jeune, dans son commentaire de la pièce, constate d’ailleurs que « le premier acte est envahi par l’autoportrait fragmenté, capricieux, désinvolte, mais finalement très complet de Fantasio-Musset »6. Ce constat très juste met l’accent sur la projection autobiographique de l’auteur dans son personnage. Fantasio marque une étape essentielle dans le rapport entre l’auteur et sa dramaturgie car, pour la première fois dans une comédie, Musset rassemble les fragments de son moi épars à l’intérieur d’un seul et unique personnage. On trouve en Fantasio — comme en Lorenzo — conflits et contradictions qu’incarnaient les héros des comédies précédentes. Fantasio porte en lui Cœlio et Octave. J’en veux 4 Les Caprices de Marianne, (I, 1), éd. Sylvain Ledda, Paris, Pocket Classiques, 2006, p. 33. 5 Dans la biographie qu’il consacre à Musset, Frank Lestringant insiste à plusieurs reprises sur ce phénomène d’autoscopie ; cette pathologie, plutôt rare, semble avoir touché Musset assez jeune. 6 Alfred de Musset, Théâtre complet, éd. Simon Jeune, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, p. 943. pour preuve l’une des premières répliques prononcée par le personnage, et qui résume poétiquement les ambivalences du dramaturge et de son bouffon : Fantasio : Donnez-moi un verre de ça. Il boit Hartman : Tu as le mois de mai sur les joues. Fantasio : C’est vrai ; et le mois de janvier dans le cœur.7 À un autre niveau d’analyse, Fantasio offre une perspective éclairante sur l’approche autobiographique du théâtre de Musset. Sur le manuscrit destiné à l’édition de 1834, Musset avait d’abord écrit Phantasio, avant de biffer ce nom pour le remplacer par le titre définitif (et francisé) de sa pièce. Ce premier jet rayé fait directement référence aux Phantäsiestucke d’Hoffmann, et notamment uploads/Litterature/ musset-the-a-tre.pdf

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