1 L’art n’est-il qu’un divertissement ? Quelques textes pour nourrir votre réfl

1 L’art n’est-il qu’un divertissement ? Quelques textes pour nourrir votre réflexion Blaise Pascal (1623-1662), Pensées (1670), Fragment Br. 139 : « Quelque condition qu’on se figure, où l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde. Et cependant, qu’on s’en imagine accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante1 ne le soutiendra point. Il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies, qui sont inévitables. De sorte que s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit. De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit d’avoir l’argent qu’on peut gagner au jeu ou dans le lièvre qu’on court, on n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu’on recherche, ni les dangers de la guerre ni la peine des emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit. Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise. » 1 « Languissant », ici, signifie « ennuyeux ». 2 Percy Bysshe Shelley (Poète anglais, 1792-1822), Défense de la poésie (1821) : « La poésie éveille et élargit l'esprit lui-même en en faisant le siège de mille combinaisons nouvelles de pensées. La poésie soulève le voile de la beauté cachée du monde, et fait que les objets familiers semblent n'être plus familiers ; elle recrée tout ce qu'elle représente, et les personnifications vêtues de sa lumière élyséenne s'impriment à tout jamais dans l'esprit de ceux qui les ont une fois contemplées, comme des images de cet aimable et chaleureux contentement qui s'étend à toutes les pensées, et à toutes les actions avec lesquelles il coexiste. […] Les poètes peuvent également imprégner tout ce qu'ils composent des nuances fugitives de ce monde éthéré ; un mot, un trait dans la représentation d'un paysage ou d'une passion, touchera la corde enchantée et ranimera, chez ceux qui ont déjà éprouvé ces émotions, l'image endormie, froide et ensevelie du passé. Ainsi la poésie rend immortel tout ce qu'il y a de meilleur et de plus beau dans le monde : elle retient les apparitions fugitives qui hantent les nuits sans lune de la vie, et, les voilant de langage ou de forme, les envoie à travers l'humanité, porter les douces nouvelles d'une joie semblable à ceux dont les pensées restent obscures, parce qu'elles ne trouvent pas les portes de l'expression pour s'échapper, des cavernes de l'esprit qu'elles habitent, dans l'univers des choses. La poésie sauve du déclin les visitations de la divinité dans l'homme. » 3 Théophile Gautier (romancier français, 1811-1872), Préface à Mademoiselle de Maupin (1835) : « Rien de ce qui est beau n’est indispensable à la vie. – On supprimerait les fleurs, le monde n’en souffrirait pas matériellement ; qui voudrait cependant qu’il n’y eût plus de fleurs ? Je renoncerais plutôt aux pommes de terre qu’aux roses, et je crois qu’il n’y a qu’un utilitaire2 au monde capable d’arracher une plate-bande de tulipes pour y planter des choux. À quoi sert la beauté des femmes ? Pourvu qu’une femme soit médicalement bien conformée, en état de faire des enfants, elle sera toujours assez bonne pour des économistes. À quoi bon la musique ? à quoi bon la peinture ? Qui aurait la folie de préférer Mozart à M. Carrel3, et Michel-Ange à l’inventeur de la moutarde blanche ? Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. – L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines4. Moi, n’en déplaise à ces messieurs, je suis de ceux pour qui le superflu est le nécessaire, – et j’aime mieux les choses et les gens en raison inverse des services qu’ils me rendent. » 2 « Un utilitaire », ici, c’est une personne qui fait passer l’utilité avant la beauté [note MM]. 3 Armand Carrel (1800-1836), journaliste républicain, et rédacteur en chef du journal libéral Le National, opposé au régime monarchique de Charles X, puis de la monarchie de Juillet qui porte Louis-Philippe au pouvoir [note MM]. 4 Les toilettes. 4 Charles Baudelaire (poète français, 1821-1867), Notes nouvelles sur Edgar Poe (1857), in Edgar Allan Poe, Œuvres en Prose, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pleiade, 1951, p. 1059 : « Mais il est une autre hérésie, qui, grâce à l’hypocrisie, à la lourdeur et à la bassesse des esprits, est bien plus redoutable et a des chances de durée plus grandes, — une erreur qui a la vie plus dure, — je veux parler de l’hérésie de l’enseignement, laquelle comprend comme corollaires inévitables l’hérésie de la passion, de la vérité et de la morale. Une foule de gens se figurent que le but de la poésie est un enseignement quelconque, qu’elle doit tantôt fortifier la conscience, tantôt perfectionner les mœurs, tantôt enfin démontrer quoi que ce soit d’utile. Edgar Poe prétend que les Américains ont spécialement patronné cette idée hétérodoxe ; hélas ! il n’est pas besoin d’aller jusqu’à Boston pour rencontrer l’hérésie en question. Ici même, elle nous assiège, et tous les jours elle bat en brèche la véritable poésie. La poésie, pour peu qu’on veuille descendre en soi-même, interroger son âme, rappeler ses souvenirs d’enthousiasme, n’a pas d’autre but qu’elle-même ; elle ne peut pas en avoir d’autre, et aucun poème ne sera si grand, si noble, si véritablement digne du nom de poème, que celui qui aura été écrit uniquement pour le plaisir d’écrire un poème. » 5 Marcel Proust (romancier français, 1871-1922), Chardin et Rembrandt (1885), Paris, Le Bruit du Temps, 2009, p. 12 : « Si tout cela vous semble maintenant beau à voir, c’est que Chardin l’a trouvé beau à peindre. Et il l’a trouvé beau à peindre parce qu’il l’a trouvé beau à voir. Le plaisir que vous donne sa peinture d’une chambre où l’on coud, d’un office, d’une cuisine, d’un buffet, c’est, saisi au passage, dégagé de l’instant, approfondi, éternisé, le plaisir que lui donnait la vue d’un buffet, d’une cuisine, d’un office, d’une chambre où l’on coud. Ils sont si inséparables l’un de l’autre qu’il n’a pas pu s’en tenir au premier, et qu’il a voulu se donner et donner aux autres le second, vous ne pourrez pas vous en tenir au second, et vous reviendrez forcément au premier. Vous l’éprouviez déjà inconsciemment, ce plaisir que donne le spectacle de la vie humble et de la nature morte, sans cela il ne se serait pas levé dans votre cœur quand Chardin avec son langage impératif et brillant est venu l’appeler. Votre conscience était trop inerte pour descendre jusqu’à lui. Il a dû attendre que Chardin vînt le prendre en vous pour l’élever jusqu’à elle. Alors vous l’avez reconnu et pour la première fois vous l’avez goûté. Si en regardant un Chardin vous pouvez vous dire que cela est intime, est confortable, est vivant comme une cuisine, en vous promenant dans une cuisine, vous vous direz cela est curieux, cela est grand, cela est beau comme un Chardin. Chardin n’aura été qu’un homme qui se plaisait dans sa salle à manger, entre les fruits et les verres, mais un homme d’une conscience plus vive dont le plaisir trop intense aura débordé en touches onctueuses, en couleurs éternelles. Vous serez un Chardin, moins grand sans doute, grand dans la mesure où vous l’aimerez, où vous redeviendrez lui-même, mais pour qui comme pour lui les métaux et le grès s’animeront et les fruits parleront. Voyant qu’il vous confie les secrets qu’il tient d’eux, ils ne se cacheront plus de vous les confier à vous-même. La nature morte deviendra surtout la nature vivante. Comme la vie, elle aura toujours quelque chose de nouveau à vous dire, quelque prestige à faire luire, quelque mystère à révéler ; la vie de tous les jours vous charmera, si pendant quelques jours vous avez écouté sa peinture comme un enseignement ; et pour avoir compris la vie de sa peinture vous aurez conquis la beauté de la vie. » 6 Jean-Siméon Chardin (1669-1779), La mère laborieuse (1740). Huile sur toile, 49 cm x 39 cm, musée du Louvre, Paris. 7 Jean-Siméon Chardin (1669-1779), La raie (1728). Huile sur toile, 114 cm x 146 cm, Musée du Louvre, Paris. 8 Paul Cézanne (peintre français, 1839-1906), in Cézanne, de Joachim Gasquet, écrit pendant l'hiver 1912-1913, et publié pour la première fois en uploads/Litterature/ textes-l-x27-art-n-x27-est-il-qu-x27-un-divertissement.pdf

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