La mémoire des sons : la curieuse histoire d’un procédé technique. François BAS

La mémoire des sons : la curieuse histoire d’un procédé technique. François BASKEVITCH Centre François Viète – Université de Nantes Avril 2009 François BASKEVITCH - La mémoire des sons 2 La mémoire des sons : la curieuse histoire d’un procédé technique. François BASKEVITCH Centre François Viète – Université de Nantes Avril 2009 Résumé : En 1981 paraissait, sous la signature de Jacques Perriault, un petit ouvrage intitulé ‘Mémoires de l’ombre et du son’, dans lequel l’auteur entreprenait, dans le cadre de l’histoire des techniques, une ‘archéologie de l’audiovisuel’. Si notre mémoire visuelle est largement assistée, depuis longtemps, par les diverses représentations iconographiques, ce n’est que depuis 130 ans environ que notre perception auditive entretient sa mémoire grâce à l’enregistrement sonore. Si on désire approfondir cette archéologie, qui se limite souvent aux anecdotes qui ont accompagné l’invention du phonographe par Edison, on peut suivre deux pistes. La première, c’est de comprendre comment ce procédé s’est construit à partir d’une représentation graphique du signal audio. On trouve des signes de cette voie dès le XVIIème siècle. L’autre piste est de chercher si cette invention était nécessaire, utile, attendue par ses contemporains et quels ont été les déterminants qui ont permis son apparition et la création d’un système technique entièrement nouveau. Je propose, dans cet article, de trouver quelques points de repères de cette histoire pré-phonographique, du début du XVIIème siècle à la fin du XIXème, ainsi que d’aborder cette problématique de l’utilité et de l’attente supposée d’une invention telle que celle-ci. Mots-clés : Acoustique – Histoire des sciences – Représentation graphique du son – Phonographe – Système technique – Mémoire du son. François BASKEVITCH - La mémoire des sons 3 La mémoire des sons : une nécessité ou un désir? Il peut sembler incongru de s’interroger sur la nécessité de recourir aux nombreux procédés techniques d’enregistrement et de reproduction des sons. Notre culture est imprégnée de la notion de progrès et ces procédés sont forcément des progrès puisqu’ils sont censés répondre à une attente. Mais, est-ce réellement une attente ? Formatés par une pratique historique qui cherche plus à expliquer, voire justifier, notre présent, plutôt qu’à comprendre les forces en jeu lors de l’émergence d’une innovation, nous projetons sur les civilisations passée nos attentes d’aujourd’hui. L’histoire des techniques consiste notamment à décrire et à expliquer les forces qui ont fait germer les nécessités et les désirs d’invention, dans le cadre de ce qu’on désigne par ‘systèmes techniques’1. Nous interrogerons donc l’histoire de l’acoustique physique, l’histoire de la technique musicale, et l’histoire de la littérature comme vecteur de l’imaginaire, pour y déceler les attentes d’une mémoire des sons ; mémoire individuelle, qui s’ancre dans le souvenir, l’émotion, la didactique, mémoire collective qui permet la transmission, la conservation, et…de nouveaux marchés. 1 Un système technique est, au sens large, un ensemble de techniques ou d’inventions cohérentes et complémentaires, qui forment une synergie générant une économie pendant une période historique donnée. L’ensemble des opérateurs économiques contribuent alors à son développement. Un tel système est en général constitué autour d’une technique ou d’un procédé, tel que le moulin à eau au Moyen Age, la machine à vapeur au XIXème siècle, ou l’ordinateur à la fin du XXème. Dans un sens plus précis, il caractérise l’ensemble des acteurs et des actions qui environnent une technique, c’est à dire l’invention et son inventeur, les centres de production, de recherche et de maintenance, les services marketing et de distribution, les opérateurs financiers, les médias, et bien entendu les clients. Un tel système technique invente son histoire, et génère sa propre culture dont une des finalités est la survie du système. Par exemple, on peut citer l’automobile à moteur thermique dont le système technique est hérité de la machine à vapeur, et qui lutte désespérément contre le moteur électrique. Ou encore les systèmes techniques de l’informatique et de la téléphonie qui sont en concurrence pour investir le champ des réseaux de données depuis une vingtaine d’années, avec chacun ses techniques, son économie et sa culture. François BASKEVITCH - La mémoire des sons 4 L’étude de la mémoire des sons nous incite à observer le processus de mémorisation sous un angle singulier, un découpage en trois phases qui sont l’acquisition ou l’enregistrement, la conservation ou le stockage, puis la restitution ou la reproduction. Selon que l’accent est mis sur une de ces phases, la perception de ses performances par l’imaginaire collectif est différent et correspond sans doute à des attentes différentes. C’est ainsi que pendant longtemps l’accent a été placé sur la reproduction par des machines parlantes, des automates ou des instruments de musique mécaniques. A d’autres époques, c’est clairement la conservation des sons, en particulier lorsque la durée est longue, qui semble être importante, dans une finalité presque historique de transmission ou de fixation d’évènements, comme équivalent de la peinture ou de la photographie. Dans le domaine musical, c’est la conservation de l’œuvre, pour éviter son oubli dans la fugacité du moment musical. Et puis les savants, lorsqu’il veulent étudier le son, ont besoin d’une représentation stable du phénomène, comme Galilée qui regrette la fragilité des ondes d’origines sonore qu’on observe à la surface de l’eau : […] ne serait ce pas une belle chose si l’on pouvait en produire, avec une grande précision, qui fussent capables de durer longtemps, je veux dire des mois et des années, offrant ainsi toute commodité pour être mesurées et comptées ? Quelle prémonition de la part d’un savant tout juste issu de la Renaissance, qui s’en va inventer la représentation graphique des vibrations sonores ! Car indiscutablement c’est aux scientifiques, à ces savants (qui cherchent sans trouver…), qu’on doit cette idée née de la recherche sans finalité, l’étude du son, fondatrice d’une grande partie de notre culture actuelle. Utopies littéraires, Magie naturelle, Musique et Mémoire Au début du XVIIème siècle, le récit utopique est un genre littéraire apprécié, notamment les fictions lunaires, mais également toutes sortes de voyages fantastiques. En Angleterre, Francis Godwin, John Willkins et Francis Bacon relatent, l’un un voyage dans la lune, l’autre dans l’Atlantide. En France, Charles Sorel et Cyrano de Bergerac nous content les récits de voyageurs lunaires ou terrestres, François BASKEVITCH - La mémoire des sons 5 documentés avec rigueur. Des astronomes reconnus, comme Galilée et Kepler, ne dédaignent pas le genre. Ces aventures mettent en situation des personnages extraordinaires aux usages inédits. Parmi les techniques futuristes décrites, on trouve un certain nombre de procédés acoustiques. C’est ainsi que Cyrano de Bergerac (1657) nous décrit de curieux livres : « A lʹouverture de la boîte, je trouvai dedans un je ne sais quoi de métal presque semblable à nos horloges, pleins de je ne sais quelques petits ressorts et de machines imperceptibles. Cʹest un livre à la vérité, mais cʹest un livre miraculeux qui nʹa ni feuillets ni caractères ; enfin cʹest un livre où pour apprendre, les yeux sont inutiles ; on nʹa besoin que des oreilles. Quand quelquʹun donc souhaite lire, il bande avec grande quantité de toutes sortes de petits nerfs cette machine, puis il tourne lʹaiguille sur le chapitre quʹil désire écouter, et au même temps il en sort comme de la bouche dʹun homme, ou dʹun instrument de musique, tous les sons distincts et différents qui servent, entre les grands lunaires, à lʹexpression du langage. » Bien entendu il n’y a ici aucune explication du procédé, mais seulement une description de l’appareil. C’est un peu différent chez Charles Sorel (1644) qui narre le voyage d’un marin dans des contrées australes : « Ce qui nous étonne davantage et qui nous fait admirer la nature, c’est de voir qu’au défaut de découvrir par écrit nos pensées à ceux qui sont absents, elle leur a fourni de certaines éponges qui retiennent le son et la voix articulée, comme les nôtres font les liqueurs : de sorte que, quand ils se veulent mander quelque chose, ou conférer de loin, ils parlent seulement de près à quelqu’une de ces éponges, puis les envoient à leurs amis, qui les ayant reçues en les pressant doucement, en font sortir ce qu’il y avait dedans de paroles, et savent par cet admirable moyen tout ce que leurs amis désirent. » Ces deux textes révèlent un de ces rêves collectifs tels que les fictions peuvent les exprimer. Ici, c’est l’idée d’une mémoire de la parole, qu’elle soit didactique ou utilitariste. Nous pouvions déjà lire ce même genre de prodiges chez Rabelais, dans François BASKEVITCH - La mémoire des sons 6 le Quart Livre, qui, en invoquant Platon, fait état de paroles gelées qui conservent les paroles jusqu’à leur réchauffement. On trouve chez John Willkins la description d’une boîte munie d’un tuyau propre à conserver les paroles. Et on raconte, mais c’est un voyageur un peu romanesque du XIXème siècle, Robert Hart qui le rapporte, que les chinois, il y a deux mille ans, avaient inventé un mécanisme d’horlogerie capable d’enregistrer les sons et de les reproduire. On trouve également ici ou là des propos affirmant que les Egyptiens, etc…Ici nous uploads/Litterature/f-baskevitch-2009-la-memoire-des-sons.pdf

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