Nathalie Schon Mythes et identités antillaises. L'auto-exotisme dans l'écriture

Nathalie Schon Mythes et identités antillaises. L'auto-exotisme dans l'écriture martiniquaise et guadeloupéenne Jahrbuch der Deutschen Gesellschaft für Allgemeine und Vergleichende Literaturwissenschaft (Société allemande de littérature générale et comparée), Universität Bochum, 2003, p.97-106. Ouvrages représentatifs de deux types d'écriture de l'exotisme, l'un né en Guadeloupe, l'autre en Martinique, La colonie du nouveau monde (1993) de Maryse Condé et Texaco (1992) de Patrick Chamoiseau illustrent un rapport divergent à la fois à l'Autre (la métropole) et à soi-même (la culture antillaise). Ainsi, l'interrogation de la notion d'identité caractéristique de l'écriture torturée de bon nombre d'écrivains guadeloupéens tels Maryse Condé, Gisèle Pineau et Daniel Maximin fait pendant à la certitude affichée des défenseurs d'une identité créole martiniquaise dont Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant et Edouard Glissant. Afin de comprendre l'ambiguité culturelle des départements d'outre-mer antillais, ceux-là introduisent le thème de la folie dans le développement de leurs personnages-individus, tandis que ceux-ci affirment des archétypes à travers la re-création du mythe fondateur. En effet, dans La colonie du nouveau monde la critique des nouveaux mythes permet à Maryse Condé d’illustrer sa conception de ce que l'on pourrait nommer « l’auto- exotisme antillais », conciliant familiarité et exotisme de la propre culture. Le choix d'une identité clairement définie est de la sorte évité ; tous les héritages - Antillais, Américain, Français - se côtoient, se contredisent, s'unissent tour à tour dans des personnages d'une grande complexité. Celle-ci s'exprime de façon directe à travers le recours à la métaphore du dédoublement des personnages en proie à une folie souvent salvatrice. L'exotisme de soi paraît sans doute moins évident chez Patrick Chamoiseau (ou Raphaël Confiant) qui tente de remplacer l'ambiguité identitaire par de nouvelles certitudes culturelles, définies indépendemment de la métropole, mais qui presque toujours s'opposent à elle et par ce lien même introduisent l'étrangeté dans l'univers de Texaco. Le thème de la folie est abordé dans Texaco pour distinguer un nouvel ordre créole (le quartier mythique de Texaco) du monde extérieur corrompu (L'En- ville et sa vanité soumise). Ce faisant, Patrick Chamoiseau met en avant une utilité sociale des mythes antillais intégrés dans une dichotomie à laquelle participent tous les personnages, exacerbant ainsi un clivage de la société en une collectivité dont les membres sont pratiquement identiques et en des groupes perçus comme extérieurs, totalement exotiques, contredisant en cela l’écriture auto-exotique, c'est-à-dire une écriture qui aborde ouvertement cette problématique. Mythes et folie Postérieur de 17 ans à Heremakhonon, premier roman de l'auteur, qui déjà abordait le dédoublement des personnages, La colonie du nouveau monde développe la thématique de la folie, en lui accordant plusieurs fonctions, parfois contradictoires. Dans ce roman, l’expérience de réalités à la fois différentes et identiques se traduit par l’irruption du rêve en tant que manifestation de cette folie. Ce dernier révèle les conflits intérieurs de Tiyi. L’épisode des fleurs est particulièrement révélateur à cet égard, car la symbolique florale illustre la confrontation d ‘éléments culturels ni véritablement familiers, ni totalement étrangers : Enrique Sabogal lui apportait des fleurs. Des roses. Des glaïeuls. Des anthuriums. Des œillets. Des oiseaux de paradis. Des dahlias. Des lys. Et des orchidées, rares et précieuses, dont la Colombie, aimait-il à dire, comptait des milliers d’espèces. Or précisément, cette profusion de fleurs dans sa chambre lui rappelait les décorations florales aux parois des demeures d’éternité égyptiennes et elle se voyait trépassée à son tour... (Condé, 1993, 193) Ce passage est un rappel de l’étrangeté d’un environnement familier : et les roses de France et les anthuryums de la Guadeloupe paraissent exotiques dans la composition d’Enrique. Les fleurs et l’exotisme qu’elles traduisent sont attribués à la Colombie, devenue un pays totalement étrange, car il a cessé pour eux d’être un lieu de transit entre le pays d’origine auxquels ils ne peuvent s’identifier et un lointain, terre des origines rêvées, abstraite et inconnue. Au bout de leur quête l’ici et le là-bas se dissolvent dans le néant : le rêve égyptien devient celui des tombeaux, des vestiges d’un passé révolu et lointain, symboles d’une rupture totale avec le monde extérieur et d’un enfermement stérile exprimé par la mort du Dieu Aton à travers sa fille Néfertiti. Le rêve éclaire l’ambiguïté identitaire vécue par les personnages, car rêve et folie créent des ruptures que l’on ne peut considérer comme de simples fuites, ni comme travail psychologique salvateur (le déchirement intérieur est présent dans les rêves). On peut donc penser que l’expérience du délire a une réalité à part entière. Maryse Condé ne présente pas la folie comme alternative, elle est une forme de la raison, comme une interrogation perpétuelle. Aussi rejette-t-elle avec véhémence tout diagnostic du rationnel qui exclurait la folie et l’enfermerait dans la maladie qui ne serait qu’incomplétude du normal, du sain, du raisonnable. Cette identité est soumise elle-même au doute, ce qui n’enlève rien de sa validité (l’auteur laisse en même temps entendre que les choix de Tiyi et d’Aton pourraient n’être qu’élucubrations de malades : « Ah oui ! Elle était mûre à point pour rencontrer Aton. Sa dépression nerveuse n’en finissait pas. Une fois par semaine, elle se rendait à l’hôpital Saint-Louis où elle tentait de se confier au Dr Timon, psychiatre impuissant à la guérir, mais très attentif. » (Condé, 1993, 46) ). Ainsi, la folie n’est pas sacralisée, mais présentée comme une façon de percevoir le monde, à ne prendre plus au sérieux que les explications du monde rationnel. Les questions se multiplient sans trouver de réponses définitives : Aton et ses adeptes disparaissent faute de trouver un mode d’existence. En effet, tous ont fui une réalité (la discrimination raciale, la pauvreté, la peur de l’avenir), aussi ne vivent- ils pas dans l’ambiguïté culturelle, contrairement à Tiyi qui vit une identité multiple ; la folie, qui a cessé d’être la menace d’Heremakhonon, lui fait prendre conscience de son identité partagée entre étrangeté et familiarité, complexité qu’elle ne parvient pas à accepter, et qu’elle lègue à sa fille comme un atout à conquérir : "Néfertiti répondait par des sons caressants, mais incompréhensibles, et Méritaton s’apercevait que sa sœur parlait un nouveau langage auquel elle devrait s’initier." (Condé, 1993, 256) Le rêve des demeures éternelles des pharaons qui représentait pour Tiyi et Aton le mythe des origines, qu’elles soient chrétiennes (à travers la reproduction du paradis dans la propriété colombienne) ou égyptiennes (à travers le rituel établi par Aton pour honorer le dieu du soleil), trouve son pendant chez Patrick Chamoiseau dans le mythe de l’esclave marron. Toutefois, contrairement aux échafaudages spirituels fabriqués par Maryse Condé, le mythe ne s’enlise pas dans la folie. On peut néanmoins se demander s’il n’est pas de la même façon un refus de vivre l’identité auto-exotique. Patrick Chamoiseau s’inscrit ici dans une tradition martiniquaise qui tente de fonder l’histoire de l’île sur une figure de résistant, qui seule permettrait de se réapproprier le passé. Il se distingue certes d’Edouard Glissant en étendant l’idée de résistance à l’esclave d’habitation, suggérant une résistance générale ; c’est ainsi que le père d’Esternome, esclave enfermé dans une cage pour un crime qu’il n’a pas commis, est un marron, car il résiste par son silence au béké (1) - Esternome, quant à lui, sert pour se servir : « Avec une tristesse incrédule, il m’avouait avoir été un vrai nègre de Grand-case.(…) Qu’il y eut là manière de survivre par la ruse ainsi que l’enseignait Compère Lapin des contes, ne fut jusqu’à sa mort jamais très clair dans son esprit » (Chamoiseau, 1992, 55) - mais Patrick Chamoiseau n’en reprend pas moins le clivage entre marrons et soumis, en le transposant en ville à travers la distinction entre les habitants de Texaco (ceux qui feignent tout au plus le rapprochement) et les mulâtres (ceux qui cherche l’assimilation). Ce n’est donc pas l’adoption du mythe, transformant ses adeptes en héros et authentiques Martiniquais, qui provoque la folie, mais son rejet. Cependant, la folie comme refus de penser l’identité rejoint la Raison, car pourvoyeuse de certitudes. Le roman de Patrick Chamoiseau n’est pas tant le roman d’une recherche identitaire, il est bien plus accomplissement de ce qui est écrit (ou plutôt : dit). Le mythe est donc la négation de l’auto-exotisme, il ne permet que l’exotisme ou la familiarité absolus : on est à l’intérieur de l’univers mythique ou à l’extérieur. Le thème du jardin d’Eden traduit particulièrement bien ce clivage. Le jardin d’Eden, métaphore pervertie de la secte symbolisant ses origines (la culpabilité et le besoin d’intégration de Tiyi dans un monde «privilégié»), est présent dans Texaco sous la forme du jardin créole. Ce dernier, domaine des anciens esclaves, installés dans les mornes délaissés par les planteurs, car difficiles d’accès, ressemble singulièrement au paradis perdu, jamais véritablement recréé dans le bidonville de Texaco (on peut tout de même constater, notamment à travers un vocabulaire de l’exubérance végétale et animale, une connotation idéaliste dans la description du quartier). L’Eden a dû céder aux préoccupations économiques et au rôle nouveau qu’endosse le marqueur de paroles : l’écriture d’une histoire commune (et son édition) ne permet plus l’éparpillement dans les uploads/Litterature/ mythes-et-identites-antillaises-l-x27-auto-exotisme.pdf

  • 22
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager