La violence illustrée du même auteur Blackout, Entremonde, 2011. L’Editeur, P .
La violence illustrée du même auteur Blackout, Entremonde, 2011. L’Editeur, P .O.L, 1995. Les Invisibles, P .O.L, 1992. Nous voulons tout, Entremonde, 2010. Tristan, Seuil, 1972. nanni balestrini LA VIOLENCE ILLUSTRÉE roman Traduit de l’italien par Pascale Budillon Puma Postface d’Andrea Cortellessa Entremonde Genève titre original : La violenza illustrata Édition originale italienne publiée par Einaudi, 1976. Entremonde, 2011, pour la traduction française. LETTRE À MON IGNARE ET PACIFIQUE LECTEUR Cher ignare et pacifique lecteur, Les pages que tu t’apprêtes à lire sont une invitation explicite et urgente à la violence. Tu es certainement doux comme le sont en général les lecteurs de livres, espèce humaine en voie de disparition justement à cause de leur mansuétude, sans parler de l’œuvre méthodique et capillaire d’analphabétisation conduite avec succès par le système scolaire, selon les directives « 3 I » : Inglese Impresa Internet* . En vérité les livres ne sont pas en voie de disparition, on en écrit de plus en plus, de plus en plus on en imprime, les librairies en regorgent, on en vend même parfois quelques-uns. Mais très peu sont lus, la plupart du temps en cachette. Ils sont utilisés en général comme décoration, avec leurs belles couvertures aux couleurs vives, disposés çà et là sur guéridons et étagères et parfois même aux toilettes. Récemment un éditeur entreprenant s’est imposé contre la concurrence en réduisant de façon radicale ses prix de catalogues, avec des couvertures qui ne renfermaient que des pages blanches, très utiles pour prendre des notes et d’autres usages moins nobles. Nous savons tous que les livres sont écrits par des personnages affectés de narcissisme aigu, surtout pour se pavaner devant leurs petites amies et leurs copains, et qu’en général les auteurs sont les seuls à en acquérir quelques exemplaires à offrir çà et là. Tous les autres filent directement au pilon, au bénéfice de la florissante économie éditoriale qui donne du travail aux papetiers, aux clavistes, aux typographes, aux book designers, aux relieurs, aux distribu teurs, aux commissionnaires de transport, aux libraires, et puis aux chanteurs ou footballeurs célèbres qui louent leur nom pour qu’il * « Anglais, Entreprise, Internet » : programme de Berlusconi pour l’enseignement. 8 LA VIOLENCE ILLUSTRÉE figure sur la couverture des grands tirages à la place de l’auteur (dans cette liste n’apparaissent pas les rédacteurs éditoriaux, depuis longtemps éliminés à cause de leur persistante obstination à vouloir publier des livres intelligents donc invendables, et remplacés par des directeurs commerciaux et de marketing, issus généralement d’intéressantes expériences dans le secteur des sanitaires ou des aliments pour animaux). Mais tu vas me demander, mon naïf lecteur, d’où proviennent les bénéfices nécessaires pour rémunérer un aussi grand nombre de travailleurs occupés à ce lucratif business ? Cela non plus n’est pas un secret, les sous on les tire de l’industrie du recyclage du papier des livres, qui après un bref séjour en librairie sont dans leur presque totalité rendus à l’éditeur et par lui passés au pilon. Régénérer le papier est en effet un procédé beaucoup plus rentable que sa production ex novo, et permet de plus d’obtenir des récompenses et des subventions écologiques pour avoir évité des massacres de forêts. (Que le recyclage du papier soit hautement polluant et qu’au lieu de cela on ait intérêt à tous points de vue, sauf celui du profit, à couper des arbres et à en replanter, est une insinuation sans fondement, colportée par les habituels et très réactionnaires ennemis des nouvelles technologies et de la globalisation). Et toi, inconscient lecteur, tu participes tout réjoui à cette monu mentale escroquerie, et même tu en es le pion principal, la raison d’être. Mais tu es débonnaire et tu n’es pas saisi du violent désir d’envoyer au pilon papetiers, clavistes, typographes, book designers, relieurs, distributeurs, commissionnaires de transport, libraires, ainsi que chanteurs et footballeurs célèbres. Tu ne nourris pas à leur égard d’élans homicides, parce qu’ils donnent vie à ton monde meilleur, à ton évasion, à ton paradis perdu, à ton bienheureux refuge contre les adversités et les horreurs qui chaque jour te blessent et t’humilient. Mais désormais, au fur et à mesure que tu avanceras dans la lecture de ce livre, mon très sot lecteur, ligne après ligne quelque chose changera en toi et ton corps aussi lentement se transformera. Tes doigts grassouillets et blanchâtres en feuilletant suavement ces 9 INTRODUCTION pages deviendront peu à peu crochus et pervers, tes yeux s’injecteront de sang, un rictus satanique déformera ton visage… Arrête-toi, calme-toi, détends-toi. Rien n’est vrai, c’est une blague, je l’ai écrit pour me moquer un peu de toi, parce qu’au fond tu es sympathique et de bonne volonté. Mais il ne faut pas que tu croies toujours aveuglément à tout ce que tu lis dans les livres, et même il ne faut jamais y croire. Les livres on ne les lit pas pour en extraire quelque chose en quoi croire. Et alors pourquoi on les lit, me demanderas-tu ? Je ne te le dirai pas, mon très paresseux lecteur, il faudra que tu y arrives tout seul. Mais je te vois un peu égaré, en difficulté et j’ai vraiment peur que tu n’y arrives jamais. Et étant donné que je suis obligé d’être gentil avec toi, parce que sans toi je ne vois pas ce que je ferais, je vais m’efforcer de te donner quelques tuyaux, même si tu ne le mérites pas, bouché comme tu es. Avant tout il faut que ce soit clair pour toi qu’on ne lit pas pour éprouver des émotions, joie ou tristesse, mélancolie ou jubilation, de même qu’il faut être idiot pour vouloir tirer des choses semblables d’un tableau ou d’une musique. Les gens font cela couramment, et bricolent avec béatitude dans un bazar polluant où ils se mirent en obtenant un effet rassurant et gratifiant. Mais une œuvre authentique (livre, tableau, musique) sert à te faire voir autre chose, ou mieux à changer ta façon de voir, de percevoir les choses et le monde, elle sert à éclairer ton regard sur des aspects de la réalité qui te sont inconnus, à t’ébranler un instant de ton état habituel de robot somnambulique. À te réveiller, même pour quelques instants, en te donnant le vertige de quelque chose d’inconnu, qui brise les normes et les règles dans lesquelles tu vis encastré et anesthésié. Je doute fortement que tu arrives vraiment à avoir un regard nouveau, mon brave lecteur. Ces pages pourront, je l’espère, te laisser entrevoir que derrière les mots des journaux et des tv, derrière la violence de l’information médiatique qui presque toujours nous raconte une version déformée et fausse des choses du monde, s’ouvrent des abîmes qui révèlent des réalités cachées et inquiétantes. 10 LA VIOLENCE ILLUSTRÉE Il suffit de chambouler un peu les lignes, de déplacer le point de vue, de refuser le déjà-vu… Je ne prétends certes pas que ce monde, tel qu’on te l’offre bien empaqueté et puant, tu le contestes ou le refuses, ignoble lecteur. D’autres ont essayé et mal leur en a pris (comme le signale aussi ce livre). Mais d’autres encore ne finiront jamais d’essayer. Continue donc en paix à t’abêtir sur tes couvertures colorées, rêve donc autant que tu veux, réfugie-toi, évade-toi gaiement sous le sourire imbécile des chevaliers qui du haut de leurs grandes affiches omniprésentes te promettent et plus d’argent et plus de merde. Mais si par hasard un jour il t’arrive de ressentir une soudaine et irrésistible impulsion à tout casser, ne serait-ce que pour une fois seulement ne pas te retenir, laisse sortir les tonnes de violence inexprimée qu’au long de tant d’années tu as avalées et envoyées à ton pilon intérieur. Laisse-la exploser en un geste insensé, qui rien qu’à y penser maintenant te donne la chair de poule : ramasse un beau caillou et en faisant bien attention à ce que personne ne te voie, de toute la force que tu as lance-le bien haut là-haut contre, à toi de choisir : a) la bouille de l’affiche, b) le feu rouge, c) la pleine lune, d) le chat sur le muret, e) la banque du coin… Nanni Balestrini 1. DÉPOSITION DE LA MÈRE DE WILLIAM CALLEY AU PROCÈS DU MASSACRE DE SONG MY mon mari est mort depuis deux ans je l’aimais énormément mais je veux dire que je l’ai aimé alors et toujours pour ce qu’il était vraiment pas pour son aspect ou parce que je me rendais compte que c’était un bel homme il ne me semble pas qu’à l’époque on pouvait nous dire pauvres nous parcourions tous les itinéraires traditionnels des touristes j’éprouvais une sorte d’amour tout à fait différent plus protecteur pour mon fils William dont tout le monde parle maintenant vous voyez comme nous sommes tiraillés par des divergences dans cette maison où le cœur a une si large part c’est bien la raison pour laquelle nous tous les Calley nous avons découvert d’un jour à l’autre ce qu’étaient la célébrité et la renommée et je suis encore du fait des uploads/Litterature/ nanni-balestrini-la-violence-illustree.pdf
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- Publié le Dec 07, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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