NARRATEURS ET PROJET NARRATIF DANS HIJODEHOMBRE Un aspect particulièrement frap
NARRATEURS ET PROJET NARRATIF DANS HIJODEHOMBRE Un aspect particulièrement frappant du roman qui nous occupe est le binarisme qui régit sa structure et qui se traduit en particulier dans l'alternance de la forme du narrateur de chapitre en chapitre. D'autres formes de binarisme apparaissent dans des domaines très variés : dans l'espace (Itapé/Sapukai), dans le temps (le passé/le présent), dans les personnages (Macario Francia/Gaspar Mora, Miguel Vera/Cristôbal Jara). La dernière phrase de la lettre de Rosa Monzon qui clôt le texte romanesque donne peut- être une des clés de ce binarisme : ... este pueblo tan calumniado de America, que durante siglos ha oscilado sin descanso entre la rebeldia y la opresion, entre el oprobio de sus escarnecedores y la profecia de sus mârtires... (Texte A, p. 364)1 Pourtant ce binarisme, si apparent, est bien plus complexe qu'il n'y paraît à première vue. Ainsi, par exemple, les deux formes de narrateur, qui semblent alterner régulièrement, se démultiplient intérieurement, faisant de ce récit, dont Rosa Monzon dit qu'il est de la plume de Miguel Vera, une véritable polyphonie. Pour y voir plus clair, on examinera d'abord les para- textes aperturaux, le texte clôturai, puis les différentes formes de narrateur qui apparaissent tout au long du roman. Les paratextes Les paratextes aperturaux sont différents dans les trois versions. En voici un tableau synoptique : 1 . Comme je l'ai fait dans mon précédent article : «Estructura y signification : las très versiones de Hijo de hombre», AMERIC A-Cahiers du CRICCAL, n° 12, Histoire et imaginaire dans le roman hispano- américain contemporain, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, Janvier 1993, p.81-89, j'appellerai «Texte A» la première version du roman (Buenos Aires, 1960 ; je citerai Barcelona, Argos Vergara, 1979), «Texte B» la deuxième version française (Paris, Belfond, 1982), et «Texte C» la deuxième version en espagnol (Madrid, Alfaguara, 1985). 142 Milagros EZQUERRO II faut noter que seuls les deux premiers paratextes sont vraiment identiques, le troisième subit une altération puisque ce qui était le troisième verset dans A devient le premier dans B, et reprend sa place dans C. La dédicace, qui rend compte de la situation familiale de l'auteur en 1960 (sa mère est morte, son père vit toujours), ne sera pas modifiée dans les deux versions postérieures, malgré la mort du père. Le texte d'Ezéchiel est très important puisque de lui est extraite l'expression qui donne son titre au roman et au premier chapitre. Or, curieusement, le titre ne reprend pas avec exactitude l'expression biblique citée hijo del hombre, mais fait de hombre un indéterminé. On sait que dans le roman cet hijo de hombre est le Christ sculpté par Gaspar Mora dans sa retraite érémitique, pendant qu'il meurt de la lèpre. Ce Christ, de taille humaine, devient pour Macario et les villageois d'Itapé le symbole d'une divinité à leur image, et ils en font l'objet d'un «rite âpre, rebelle, primitif» : Pero la gente de aquel tiempo seguia yendo ano tras ano al cerro a desclavar el Cristo y pasearlo por el pueblo como a una victima a quien debian vengar y no como a un Dios que habia querido morir por los hombres. (Texte A, p. 12 ; Texte C, p. 24) Dans La Biblia del Oso, la première traduction espagnole (1569) faite d'après les textes originaux hébreux et grecs — et non d'après la traduction latine — , l'expression d'Ezéchiel est «hombre», et la traduction mot à mot de l'hébreu donnée en note est «hijo de hombre». De même, dans la récente traduction d'Emile Osty, faite également à partir des textes originaux, l'expression est bien «fils d'homme», qui désigne l'être humain dans sa faiblesse et sa misère face à la divinité. Cette expression est mise dans la bouche de Yahvé quand il s'adresse à son prophète pour lui imposer sa mission : «Fils d'homme, tiens-toi sur tes pieds, et je te parlerai» (Ezequiel, H, 1). Ensuite, chaque fois que Jéhova s'adresse au prophète, il l'apostrophe de la même façon. Voici ce qui est dit en note : «Fils d'homme, l'expression qui généralement désigne un homme, un membre de l'humanité, met l'accent, dans Ezéchiel qui en fait grand usage (87 fois), sur la petitesse de l'homme en Narrateur et projet narratif dans Hijo de hombre 143 face de la divinité ; elle prendra un tout autre sens dans la vision de Daniel (7, 13) et dans le NT». Le choix de ces fragments de texte biblique n'est évidemment pas anodin, non seulement parce que l'expression qui désigne le prophète donne son titre au roman, mais aussi parce que Roa Bastos a déclaré que ce texte d'Ezéchiel lui était venu en mémoire à un moment particulièrement grave de sa vie1. C'était pendant la Révolution libérale de 1947, dans laquelle Roa avait pris position, en qualité de journaliste, en faveur des insurgés. Un jour le siège du quotidien fut attaqué par les forces de la faction conservatrice, et Roa Bastos se sauva de justesse en se cachant dans le réservoir d'eau sur le toit. La nuit venue, il rentra chez lui, et pendant qu'il mangeait, le texte d'Ezéchiel lui revint en mémoire. On sait que ce fut le début d'un long exil qui n'est pas encore achevé, même si, depuis 1989, l'écrivain a pu revenir librement dans son pays. Ezéchiel est désigné par Jéhova pour parler au peuple d'Israël qui, pour avoir gravement fauté contre son Dieu, se trouve en déportation : il leur montrera leurs péchés, leur annoncera les malheurs qui les attendent encore avant qu'il leur soit donné de restaurer le Temple et la gloire d'Israël. Le prophète n'est que l'instrument de Dieu, il ne saurait se dérober à sa mission, pour douloureuse qu'elle soit, car Jéhova a mis sa main sur lui et il doit porter les fautes de son peuple et devenir son vigile : Hijo de hombre, yo te he puesto por atalaya a la casa de Israel : oirâs pues tu la palabra de mi boca, y amonestarlos has de mi parte. (Ezequiel, III, 17) Si on veut bien se souvenir que le texte biblique, à travers les lectures que la mère faisait régulièrement à ses enfants, a nourri l'imagination du jeune Roa Bastos2, on ne s'étonnera pas que les versets prophétiques se soient imposés comme modèle d'explication mythique de la situation personnelle et collective qu'il était en train de vivre. Le deuxième épigraphe est composé de trois fragments de l'Hymne des Morts des Guaranis, ce texte sacré de la tradition orale représente, bien sûr, l'autre versant de la double culture des paraguayens. Il a, lui aussi, un caractère prophétique puisqu'il annonce la fin d'un cycle, le commencement d'un nouveau cycle et la résurrection d'un peuple. Dans le roman, ce texte est chanté par Maria Rosa quand Macario et les siens portent au village le Christ laissé par Gaspar : 1 . Cet épisode est relaté dans : Rubén Bareiro Saguier, Augusto Roa Bastos, Montevideo, Trilce, colecciôn Espejos, Editions Caribéennes, 1989. 2. On sait que son premier conte : Lucha hasta el alba, écrit vers l'âge de 13 ans, fut inspiré par l'épisode biblique de la lutte de Jacob avec l'ange. 144 Milagros EZQUERRO Luego de un rato de marcha, empezô a cantar con voz rota y débil ese estribillo casi incomprensible del Himno de los Muer- tos. Se interrumpfa a trechos y recomenzaba con los dientes apretados. (Texte A, p. 34 ; Texte C, p. 45) On sait que Gaspar avait disparu de l'endroit où il s'était retiré dans la forêt, au moment du passage de la comète, comme s'il avait été emporté par le feu du ciel. Dans sa cabane, on avait trouvé la sculpture d'un Christ crucifié de taille humaine : Macario dira que c'est son fils, celui que Gaspar a laissé à sa place, fils d'homme et non pas Fils de Dieu. De là à penser que Gaspar s'est «réincarné» dans son oeuvre, il n'y a pas loin, et c'est peut-être ce que veut suggérer Maria Rosa en chantant l'Hymne des Morts pendant que s'accomplit le «miracle» : la pluie, qui avait déserté le ciel depuis le passage de la comète, tombe en déluge bienfaisant au moment où l'étrange procession arrive aux abords du village. Ce Christ va être, lui aussi, senal y fabula : rejeté par l'autorité ecclésiastique, objet de discorde, récupéré par l'Eglise soucieuse de ne pas s'aliéner la ferveur populaire, il devient objet d'un rite hérétique pour finir brûlé par les jumeaux Goiburû qui parachèvent ainsi leur justice barbare. L'Hymne des Morts apparaît donc comme l'expression du grand principe qui régit l'univers guarani, celui des cycles où se succèdent violence, destruction, régénération, quête de la Terre sans Mal toujours recommencée. La Nota del Autor du Texte C (qui est une variation de celle du Texte B) est fort importante. Elle explique les motifs de la refonte du texte antérieur et développe la «poétique des variations» qui fonde en théorie les versions successives du roman. Il y expose également les caractéristiques propres à la littérature paraguayenne en fonction de uploads/Litterature/ narrateurs-et-projet-narratif-dans-hijodehombre.pdf
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- Publié le Sep 03, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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