1 Michel COLLOT LE SENTIMENT DE LA NATURE DANS LA POÉSIE FRANÇAISE CONTEMPORAIN
1 Michel COLLOT LE SENTIMENT DE LA NATURE DANS LA POÉSIE FRANÇAISE CONTEMPORAINE Le titre de ma conférence est volontairement provocateur. Aujourd’hui en France (vous me direz ce qu’il en est au Brésil) la notion de nature est considérée comme dépassée par certains esprits, qui lui préfèrent celle de « terre » ou d’environnement Et le sentiment de la nature est considéré comme un héritage du romantisme, qu’il s’agit de liquider Je voudrais montrer au contraire que l’idée et le sentiment de la nature ont profondément changé au cours des dernières décennies et qu’ils ont une place dans la poésie française contemporaine La nature a été longtemps suspecte au regard de l’art et de la littérature modernes, dans la mesure où elle avait été conçue par la tradition comme un modèle immuable que l’œuvre n’aurait eu pour fonction que d’imiter, qu’il s’agisse de la nature humaine chère aux classiques, du paysage romantique ou de la réalité sociale au plus près de laquelle le naturalisme entendait se tenir. En rupture avec la mimésis, le modernisme a cultivé l’autonomie de l’œuvre littéraire ou artistique, envisagée comme un pur artefact : de cette évolution témoignent exemplairement l’abstraction en peinture et le formalisme en littérature. Dans les années 1960 et 1970 les avant-gardes qui défendaient une conception et une pratique matérialiste, objectiviste et/ou textualiste de la poésie, prenant acte de l’arbitraire du signe, envisageaient le poème comme un espace de langage autonome et qui se suffisait à lui- même, indépendamment de la représentation du monde extérieur et de l’expression d’un sujet. Dans cette perspective, ses acteurs soupçonnaient la référence à la nature de reconduire un idéalisme, un lyrisme sentimental et un mimétisme qu’ils rejetaient. L’un de ceux qui ont exprimé avec le plus de vigueur et le plus de constance ce rejet est Christian Prigent. À ses yeux l’homme est « une erreur de la nature » dans la mesure même où il est un être de langage : dès lors qu’il parle, il se départit de son appartenance au monde. Or « plus que tout autre genre la poésie tire sa substance de la conscience du séparé »1, et vouloir remédier à cette séparation en rétablissant une relation privilégiée avec la nature n’est qu’une illusion, dénoncée avec d’autant plus de virulence qu’elle était réapparue depuis les années 1980 dans la production de ceux qui se réclamaient d’un « nouveau lyrisme » : selon Prigent « la rêverie sur la fusion, l’humain 1 Christian Prigent, Une erreur de la nature, P.O.L, 1996, p. 83 2 rabiboché avec le monde, les noces à âme perdue avec maman Nature » « hante la petite métaphysique portative » de ces poètes, « plus ou moins issus de la tradition romantique »2. Ce rejet de la nature reste encore très présent dans la poésie contemporaine. Il emprunte souvent des arguments philosophiques à Schiller qui, dans un essai remis à l’honneur notamment par Jean-Claude Pinson, opposait à la poésie naïve, caractérisée par une adhésion immédiate à la nature, désormais caduque, la poésie moderne, qualifiée de « sentimentale » au sens de critique et de réflexive, qui soumet l’expérience sensible à l’idée, au service de l’idéal3. Bien que Schiller émette dans son essai le vœu d’une synthèse entre ces deux types de poésie, cette opposition a été souvent reprise par des poètes qui, reprenant à leur compte l’acception très particulière donnée par l’écrivain allemand à l’adjectif sentimental 4 , considèrent comme obsolète l’expression d’un quelconque « sentiment de la nature ». Mais ils omettent de rappeler que, pour Schiller, « un instinct puissant et indestructible » « ramène invariablement » l’homme moderne à la nature et que « la capacité poétique est », selon lui, « très intimement liée à cet instinct » : « Aujourd’hui encore, la nature est la seule flamme où se nourrisse l’esprit poétique. C’est d’elle seulement qu’il tire toute sa puissance. C’est à elle seule qu’il s’adresse, même dans une humanité artificielle, enfermée dans la civilisation »5. Il est vrai que Schiller est encore un classique. Les théoriciens du divorce entre poésie et nature se réclament aussi des précurseurs français de la modernité, comme Baudelaire, qui récusait l’imitation de la nature prônée par les peintres et les écrivains réalistes ; mais il voyait en elle un appel à l’imagination, la source d’une recréation permanente du monde et non le modèle d’une plate reproduction de ses apparences figées : l’artiste et le poète doivent « s’abandonner aux prodigieuses rêveries contenues dans les spectacles de la nature présente »6. Ils s’autorisent volontiers de Mallarmé pour proclamer, comme le fait Jacques Rancière, que « le temps de la nature et de ses poètes est fini »7 ou, comme Michel Deguy, que « la nature a eu lieu »8. Or Mallarmé a écrit : « La Nature a lieu, on n’y ajoutera pas »9. Ce que Mallarmé récusait, c’est le naturalisme, qui prétendait donner une description fidèle des phénomènes naturels ; à ses yeux, la tâche propre à la poésie n’est pas d’en imiter les propriétés physiques et les aspects extérieurs mais d’en évoquer la résonance intérieure : « Abolie, la prétention, esthétiquement une erreur, [… ] d’inclure au papier subtil du volume autre chose que par 2 Ibid., p. 84. 3 Voir Friedrich von Schiller, De la poésie naïve et sentimentale, L’Arche, 2002 ; et Jean-Claude Pinson, Sentimentale et naïve, Champ Vallon, 2002. 4 Il l’utilise d’ailleurs aussi par moments dans son sens habituel, ce qui est la source de bien des ambiguïtés. Voir plus loin p. 000. 5 Ibid. p. 35. Schiller ajoute une pointe polémique : « Tout autre moyen d’action est étanger à l’esprit poétique : c’est pourquoi, soit dit en passant, on a tort d’appeler ouvrages poétiques toutes les œuvres de l’intelligence, même si le prestige de la littérature française nous a pendant longtemps condamnés à cette confusion ». Ce reproche pourrait être fait à certaines poésies didactiques contemporaines : voir plus loin p. 000. 6 Charles Baudelaire, Salon de 1859, Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 665. 7 Jacques Rancière, Mallarmé. Politique de la sirène, Hachette, 1996, p. 19. 8 On lit sous la plume de Michel Deguy : « ‘La nature a eu lieu’ disait Mallarmé – sur le ton de l’euphémisme » (Écologiques, Hermann, 2012, p. 134). 9 Stéphane Mallarmé, « La Musique et les lettres » Œuvres complètes, Pléiade, t. II, p. 67. 3 exemple l’horreur de la forêt, ou le tonnerre muet épars au feuillage ; non le bois intrinsèque et dense de ses arbres »10. Les arguments avancés par les détracteurs de la nature sont divers et souvent contradictoires, je n’ai pas le temps d’en faire la revue et l’analyse. Le plus fréquent et le plus trivial, c’est que, dans un monde de plus en plus urbanisé, technologisé et médiatisé, nous n’avons plus accès à une nature que les techniques modernes de construction, de destruction et d’information, éloignent, ravagent ou défigurent. Or, loin de rendre caducs les relations que la poésie entretient depuis toujours avec la nature, la crise écologique rend plus que jamais nécessaire de les renouer pour les renouveler. La fin d’un âge d’or plus ou moins mythique, celle d’une idée de nature périmée, celle d’une esthétique et d’une poétique fondées sur la mimesis11 ne met pas un terme à la longue histoire des rapports entre l’art, la poésie et la nature mais leur ouvre un nouvel âge et des possibilités inédites. La poésie ne s’écrit plus aujourd’hui d’après nature ; elle n’est pas pour autant, comme le soutient Jacques Rancière, une « poésie d’après la nature »12. L’entrée dans le 21ème siècle a marqué un tournant spectaculaire dans les relations que notre culture entretient avec la nature. Notre conception de la nature a été bouleversée par les révolutions scientifiques du 20ème siècle : elle apparaît soumise au changement, ouverte à des horizons d’instabilité. Si l’on peut parler aujourd’hui d’anthropocène, c’est que la nature n’est pas un objet étranger à l’homme mais un milieu en interaction avec lui ; et le « grand partage » entre nature et culture instauré en Occident par l’avènement de la raison moderne a été remis en cause13. L’art et la littérature ne sont nullement condamnés à reproduire une donnée naturelle immuable ou à répéter les stéréotypes éculés d’une culture ; ils peuvent participer de manière inventive à une recréation permanente de la nature par la culture et de la culture par la nature. Il ne s’agit plus d’imiter une nature naturée ou dénaturée, mais d’épouser le mouvement d’une nature naturante, et d’une culture en interaction avec elle. C’est ce que font nombre d’artistes aujourd’hui, en intégrant le mieux possible leur intervention dans le site qui souvent l’inspire directement ou indirectement : c’est le cas notamment de ceux qui se réclament depuis les années 1960 du Land Art, ou plus récemment d’un art environnemental ou écologique. Pour eux, le processus créateur va de la nature à l’art pour revenir à la nature, selon la formule de Nils-Udo : « Natur—Kunst—Natur uploads/Litterature/ nature-et-poesie-niteroi 1 .pdf
Documents similaires










-
38
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Dec 17, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.5764MB