1 Pierre Jourde Les Livres - Essais, satires, pamphlets La Littérature sans est
1 Pierre Jourde Les Livres - Essais, satires, pamphlets La Littérature sans estomac On trouve chez Delerm un peu trop de concessions aux tics contemporains. Il dit : « haddock-mélancolie », « eau-douceur », « saudade orangina » comme on entend « voiture passion » ou « vote sanction ». S’il s’y ajoute le tic du slogan final, ses textes se mettent à ressembler à des scripts de films publicitaires pour des produits naturels et authentiques, pulls de laine, scotch, jus de pruneaux biologique. La « solitude côte à côte orangina » est stylistiquement la même chose que « la joie de vivre coca cola ». On doit reconnaître cependant que son écriture est parfois serrée, attentive. Qu’il parvient à saisir des impressions minuscules. On lui passerait presque son goût des jeux de mots péniblement amenés. « Témoins à décharge » assure la chute d’une texte intitulé « ce soir je sors la poubelle » (on aura reconnu une plaisanterie vieille comme Sylvie Vartan), « on prend la correspondance » (ferroviaire) termine une bluette sur l’attente du courrier. Pourquoi faut- il absolument se croire obligé de lancer un petit pétard de rhétorique à la fin ? Oui, on le passerait presque à Delerm, il est gentil, Delerm, inoffensif, il dit des choses si fines, mais il n’est pas sûr qu’on puisse faire de la bonne littérature en accouplant les titres de Libération et les trouvailles d’un créatif de chez Publicis. Il n’y a pas à faire peser d’interdit sur le calembour en littérature, mais il en va du calembour comme des flatulences : une seule, discrète, en fin de conversation, cela manque de goût, c’est un peu honteux. Enormément et sur tous les tons, c’est de l’art. Lorsqu’il ne glisse pas dans la simple facilité, Delerm tombe trop souvent dans la rhétorique agaçante du joli. Portrait d’une assiette dans La Sieste assassinée : C e paon pas vraiment paon, ce faux rosier ont les mêmes aigreurs, les mêmes aspérités, distillent au cœur de leur orientalisme occidentalisé les mêmes griffures virtuelles. Mais l’assiette est presque ronde, ourlée de vagues douces, où les fleurs retrouvées ont perdu de leur violence en échouant sur le rivage On peut aimer les choses délicates et fines, on peut goûter l’infinitésimal, mais à condition qu’il aille trop loin, qu’il se dépasse et se perdre dans l’infiniment petit, ce qui est une autre forme de grandeur. Là encore, Delerm reste entre deux, dans le décoratif. Il peint des assiettes, lui aussi. A la main. Il fait de l’artisanat comme on en vend dans les villages typiques, des objets qu’on rapporte chez soi pour poser sur le buffet. Littérature de mémère à tisanes et coussins roses, poésie recommandée à Mme Le Quesnoy par son curé, et qui se pâme en croyant que la beauté, c’est de « l’orientalisme occidentalisé » et de l’« ourlé de vagues douces ». Tout cela est tellement gentil et délicat qu’on se surprend à détester cette indélicate exhibition de délicatesse. On sent des envies de grossièreté et de cruauté. On ne 2 Pierre Jourde Les Livres - Essais, satires, pamphlets supporte plus les « il pleut des fruits secrets pour des moments très blonds », comme on se met parfois à haïr les bonnes pensées, les napperons en dentelle, les nourritures saines et le riz complet. Dans La Première Gorgée de bière, on lit ainsi cette description d’un poirier : L e long du petit mur de pierre court le poirier en espalier, avec cet ordonnancement symétrique des bras que vient féminiser l’oblongue matité du fruit moucheté de sable roux. Voilà un concentré de joli : l’évidence ineffable (« cet » : « celui que nous savons, et comment le dire autrement ») soutient son fruit, mais ce fruit n’est en réalité que la condensation de la disparition du poirier, de la fuite du discours dans le joli. La phrase dit très exactement que la matité du fruit féminise l’ordonnancement des bras du poirier, ce qui n’est pas très clair. On croit comprendre que c’est la poire, dans sa sensualité de sein bronzé, qui féminise un peu l’arbre sévère. Mais la vertu de l’objet a glissé subrepticement à sa couleur et à sa forme, la poire est devenue une « oblongue matité ». La désignation de l’objet au moyen de la substantification d’un adjectif de qualité fait songer aux pénibles préciosités des écrivains fin de siècle, avec leurs « bleuités » et leurs « diaphanéités ». Ce qui règne et qui agit réellement dans cette phrase, ce qui en articule le propos, c’est donc la matité (alors que cette qualité joue un rôle secondaire dans la construction de l’image). Moins qu’une chose, une qualité : la couleur ; moins qu’une couleur : une qualité de couleur, devenant elle-même objet (elle est oblongue), la matité ne livre en même temps, dans son affectation de particularité, aucune particularité réelle, ce que la complexité du propos ne permet pas de voir. Tour de passe-passe rhétorique, qui paraît donner et ne donne rien d’autre que de l’illusion : le sentiment de se perdre un peu dans la fuite des mots, avec l’idée vague que ce sont de jolis mots. Bref, une impression de littérature. On peut préférer une exigence littéraire plus grande, qui, au lieu de brosser le trompe-l’œil de la présence, avouerait qu’au cœur de l’attention que nous portons aux choses se tient l’absence. Telle est l’impression générale qui se dégage d’Eloge de l’infini : Philippe Sollers a toujours tout compris avant tout le monde, chacun vit dans l’erreur, la pauvreté mentale, le ressentiment, la misère sexuelle ; depuis des lustres, Sollers ne cesse de prêcher dans le désert de l’incompréhension générale, en butte aux lazzis, au rejet, à la censure. C’est le fond du livre, l’antienne ressassée, la marotte agitée solitairement ou sous le nez de quelque interviewer béant d’admiration. Par « désert », il faut entendre Le Monde, Le Monde des livres, plus un nombre impressionnant de revues, journaux, émissions de télévision. Les Génies des Carpathes ont toujours, en plus de leur génie, le sens de l’humour vache. Ils aiment à humilier un peu leurs laquais. A qualifier sa Pravda de désert intellectuel, le Combattant Majeur entend montrer qu’il est libre. Génie universel, le Combattant Majeur traite donc de littérature, de philosophie, d’histoire, de politique, de théologie, de photographie, de télévision, de pornographie, de faits divers, de biologie, de gynécologie, dispense des conseils matrimoniaux (« surtout soyez bien mariés. Ce point est capital. ») et libère les femmes. Bref, la modernité a trouvé en lui son Léonard de Vinci. Lorsque Philippe Sollers, dans « le corps amoureux », commente Heidegger et parle du « repos singulier » de l’œuvre d’art, « condensation de mouvement », il dégage, sans aucun doute, une idée juste. En tous cas, une idée profondément stimulante. Une idée de Heidegger. Pourquoi la dégage-t- il ? Pour ceci : « ce repos singulier est ce qu’un artiste (pas un décorateur ou un animateur culturel) La Littérature sans estomac 3 trouve d’instinct, sans avoir le rechercher, comme surgi de son fond même. Paradis, par exemple, est un livre d’une grande rapidité qui dort à poings fermés et en plein éveil, comble de mouvement inclus dans un repos étrange ». Philippe Sollers est le meilleur exemple de ce qu’est un vrai artiste. Philippe Sollers est un prophète : « si vous voulez en savoir plus [sur le sexe], en détail, lisez Femmes, Portrait du Joueur, Le Cœur absolu, Les Folies françaises. J’ai un peu d’avance sur les événements, c’est tout. On a cru que j’écrivais des livres « faciles », là où, au contraire, je décrivais une dissolution, une mutation en essayant de donner les clés pour comprendre ». Philippe Sollers est bon pour les hommes : « n’écoutez pas le préjugé biologique [...] (Cf. le scénario Don Juan de nouveau dans Les Folies françaises, petit catéchisme à apprendre par cœur). Bon, j’ai fait et je continuerai à faire ce que je peux pour vous. Un avion m’attend, bonne chance ». Philippe Sollers s’y connaît en vagins et en clitoris : « j’appelle de mes vœux un moment historiquement pensable où on pourrait dire des choses qui n’ont jamais été dites, notamment sur la simulation. Ce qui n’est pas simulable, en revanche, c’est la jouissance clitoridienne. Que ce soit positif pour une femme, ce n’est pas douteux; mais que ce soit aussi extrêmement inquiétant pour la surveillance métaphysique dont les femmes sont l’objet, ce n’est pas douteux non plus ». Philippe Sollers connaît les femmes : « le jour où les femmes aimeront les femmes... ça se saura! ». Philippe Sollers a compris ce que tous les autres n’ont pas compris : « aucun penseur d’envergure n’a compris Heidegger au XXe siècle. Il est très en avance. Ni Sartre, ni Merleau-Ponty, ni Husserl, ni Foucault, ni Deleuze, ni Derrida, ni Lacan, ni Althusser, aucun d’entre eux ne l’a compris. On pourrait montrer, pour chacun d’eux, les points qu’ils n’ont pas uploads/Litterature/ la-litterature-sans-estomac.pdf
Documents similaires
-
151
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jui 20, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.5905MB