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1 [Texte paru dans : La négation en berbère et en arabe maghrébin, (sous la direction de S. Chaker & Dominique Caubet), Paris, L’Harmattan, 1996] QUELQUES REMARQUES PRÉLIMINAIRES SUR LA NÉGATION EN BERBÈRE. par Salem CHAKER –––––––––– On présentera ici les traits essentiels de la négation en berbère et surtout, les principales interro- gations que suscitent les différentes facettes de ce phénomène syntaxique et sémantique. Les autres contributions consacrées au berbère dans ce volume tenteront, chacune pour une aire géo-linguistique particulière, d’apporter des éléments complémentaires – matériaux et analyses – qui donneront une vue à la fois plus précise et plus diversifiée de la négation en berbère. A un niveau très général, on commencera par dire que la négation présente, à l’échelle globale du berbère, une homogénéité très forte quant à ces aspects centraux, mais aussi des éléments significa- tifs, nettement secondaires, de diversité dans ses aspects périphériques. La négation de l’énoncé ver- bal peut être formalisée sous le schéma suivant : Nég1 + Verbe [thème éventuellement spécifique] + (Nég2) kabyle : (1) y-krez = il-a/est labouré ur y-kriz (ara) = nég1 il-a/est labouré (nég2) Il y a donc partout un élément pré-verbal commun et obligatoire, dont la forme de base est wer, mais qui peut connaître, selon les parlers et les contextes phonétiques de nombreuses variantes : ur (de loin la plus fréquente), avec vocalisation de la semi-voyelle ; u, avec chute de la liquide, essentielle- ment devant forme verbale commençant par une consonne apicale ; ul, ud... à la suite d’assimilation devant latérale ou dentale. Beaucoup de ces réalisations, qui sont toutes au départ manifestement conditionnées par un contexte phonétique, peuvent localement acquérir une autonomie totale par rap- port à un environnement précis et accéder alors au statut de variantes régionales. Le second élément de la négation (ara, dans l’exemple1) introduit immédiatement un élément de diversité important dans l’ensemble berbère : a- D’une part, de nombreux dialectes importants, notamment le touareg, l’ignorent complète- ment, le morphème négatif pré-verbal suffit à nier un énoncé verbal : touareg : (2) i-gla = il-est parti ur i-glé : nég il-est parti = « il n’est pas parti » b- D’autre part, dans les dialectes qui recourent à un second élément négatif, celui-ci n’est pas toujours présent dans tous les contextes. En règle générale, dans les environnements où s’exercent de fortes contraintes syntaxiques (relatives, phrases interrogatives, phrases de serments, succession de négations coordonnées...), le second morphème est soit facultatif, soit totalement exclu : kabyle : (3) y-kšem = il-est entré ur y-kšim ara : Nég1 il-est entré Nég2 = « il n’est pas entré » mais : (4) ggull-eà ur y-kšim ! : jure-je nég1 il-entre = « je jure qu’il n’entrera pas ! » 2 c- Enfin, dans le sous-ensemble des dialectes qui connaissent la marque de négation post- verbale, celle-ci présente des signifiants extrêmement divers : - le kabyle de Grande Kabylie a ara, mais la Petite Kabylie connaît des formes bien plus va- riées : ani, k... (Cf. ici même la contribution de A. Rabhi ou Rabhi 1992 et 1994 ; - les dialectes du Maroc central, le chaouï... ont des formes du type : kra, ka, ša ou š... Ces trois constats préliminaires (a, b, c) établissent que le second élément de la négation n’est pas primitif en berbère : il s’agit à l’évidence d’un renforcement secondaire de la négation fondamen- tale wer, opéré de façon largement indépendante dans les différentes zones dialectales qui le prati- quent, même si l’on décèle dans ce processus des convergences certaines. Troisième et dernière facette de la négation verbale berbère : le verbe lui-même. Comme on l’a mentionné dans la formalisation initiale de l’énoncé verbal négatif et dans les exemples proposés, le présence de la négation wer exerce des contraintes morpho-syntaxiques fortes sur le verbe nié ; avec, comme dans les énoncés ci-dessus, apparition d’une forme verbale spécifique (un thème verbal parti- culier du négatif, marqué en l’occurrence par un changement vocalique : y-krez/y-kriz, y-kšem/y-kšim, i-gla/i-glé), ou bien, dans d’autres conditions, des restrictions plus ou moins fortes du paradigme des thèmes verbaux, limitation des inventaires sur lesquelles on reviendra plus loin. Il apparaît que la né- gation n’est pas seulement une modalité additionnelle, extérieure au verbe, mais qu’elle influe direc- tement sur le verbe lui-même, notamment sur l’inventaire des thèmes. De cette rapide présentation, il ressort que l’étude de la négation berbère peut être focalisée sur trois aspects principaux : le morphème pré-verbal wer et son origine, les morphèmes post-verbaux négatifs, la paradigmatique verbale en énoncé négatif. Le morphème négatif wer/ur, war Il ne fait pas de doute que la forme première du morphème négatif pré-verbal est bien wer ; comme on l’a évoqué plus haut, le caractère phonétiquement conditionné des autres variantes, quel que soit leur statut synchronique dans les dialectes concernés, suffit à l’établir. De plus, dans les dia- lectes, comme le kabyle et le touareg, où coexistent les allomorphes wer/ur/u(r), la variante wer appa- raît nettement comme une forme soignée, propre à tous les usages élaborés, notamment au registre poétique. L’origine du morphème reste obscure, mais une hypothèse sérieuse a été formulée par André Basset (1940) et reprise par Karl Prasse (1972 : 244). La négation wer n’est pas, en effet, isolée et son étymologie ne peut être dissociée de la détermination nominale war, préfixe privatif (« sans, dépourvu de »), très largement attesté dans le domaine berbère et dont Basset a proposé une étude très fouillée dans ses « Quatre études » (1940 : 202-222). La parenté formelle et sémantique entre la négation ver- bale wer et le privatif nominal war est évidente. Et comme l’a bien vu Basset (1940 : 221), ce qui les distingue au plan signifiant – l’alternance vocalique (wer/war) – est un phénomène bien connu dans la morphologie berbère et suggère immédiatement une opposition thématique verbale (aoriste ~ prétérit, notamment). Par ailleurs, Loubignac, dans son étude sur les parlers du Maroc central, mentionne un verbe ar : « être vide/être désert » (1924 : 177 et 487), dont le sémantisme permet d’envisager qu’il puisse être à l’origine du morphème de négatif/privatif Cette hypothèse, qui suppose la chute – très classique en berbère – d’une semi-voyelle /w/ à l’initiale du verbe (racine WR > R), est confortée par certaines données morphologiques touarègues qui pous- sent à considérer le segment wer comme un ancien verbe d’état. En effet, dans les parlers de l’Ahaggar, le morphème de négatif prend, en proposition relative déterminative, une forme particu- lière : weren au masculin et weret au féminin (Cf. Cortade 1969 : 34, 41, 192-197 ; Prasse 1972 : 244) : (5a) amàar weren ekšé : vieillard nég ayant-mangé = « un vieillard qui n’a pas mangé » 3 (5b) tamàart weret tekšé : vieille nég ayant-mangé = « une vieille qui n’a pas mangé » Dans le même environnement, l’allomorphe weren n’est pas du tout inconnu dans le reste du domaine berbère puisqu’on l’on y relève aussi, très régulièrement : (6) amàar wer n-e©©i : vieillard nég ayant-mangé = « un vieux qui n’a pas mangé » Mais les descriptions des dialectes non-touaregs opèrent très généralement une coupe qui asso- cie la nasale au thème verbal plutôt qu’à la négation. En berbère nord, on considère que la marque du participe (obligatoire dans ce type de relative) suit le thème verbal au positif (ye©©a-n et le précède au négatif (wer n-e©©-i). Les faits touaregs suggèrent évidemment une tout autre analyse historique du groupe wer (e)n : la liaison phonétique et prosodique très forte entre la négation et la nasale et le fait que celle-ci s’oppose à une marque /t/ au féminin montrent qu’il s’agit en fait d’une ancienne alter- nance finale de genre entre une forme weren et une forme weret. Or, ce type d’opposition est caracté- ristique en touareg Ahaggar du participe des verbes d’état : (7) amàar maqqeren = un chef/vieillard étant grand (âgé) tamàart maqqeret = une vieille étant grande (âgé) Le parallélisme avec le couple weren/weret est total et pousse donc à considérer les formes toua- règues de la négation en contexte relatif comme le figement d’anciennes formes participiales d’un verbe d’état. Le berbère nord a non seulement perdu partout la distinction de genre pour le participe (ce qui explique l’absence d’une forme du type weret) mais aurait aussi abouti à une segmentation qui fait de la nasale plutôt un préfixe du thème verbal qu’un suffixe de l’élément négatif. Bien entendu, on devra supposer qu’une telle évolution est très ancienne puisqu’elle est quasiment générale dans les dialectes nord et que la nasale du participe y a acquis une autonomie totale vis-à-vis de la marque né- gative dont elle peut être séparée par diverses insertions : en berbère nord, il est clair qu’en synchronie le morphème n du participe négatif est bien un préfixe du thème verbal. En tout état de cause, on voit que de nombreux indices, lexicaux et morphologiques, vont dans le sens de la formation de la négation wer et du privatif nominal war uploads/Litterature/ negation-chaker.pdf

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