Nicole Brossard et Abdelkebir Khatibi : Corps-Écriture ou écrire comme la circu

Nicole Brossard et Abdelkebir Khatibi : Corps-Écriture ou écrire comme la circulation infinie du désir Alfonso DE TORO, Université de Leipzig [...] la traduction a été au cœur de mes préoccupations. La traduction est un acte de passage par lequel une réalité devient tout à la fois autre et semblable. Qu’il s’agisse de passer de la réalité à la fiction par l’écriture ou de passer de la fiction à la réalité par la lecture ou de faire passer un texte d’une langue à l’autre, ma fascination pour l’acte de passage a toujours été au centre de mon questionnement littéraire et existentiel. (Nicole Brossard, À tout regard 1989 : 84) Aimer un être, c’est aimer son corps et sa langue. Et il voulait, non pas épouser la langue elle-même (il en était un avorton), mais sceller définitivement toute rencontre dans la volupté de la langue. (Abdelkebir Khatibi : Amour Bilingue 1983 : 29) Le débat actuel sur la délimitation de la notion de « science et discipline scientifique » – qui a une motivation épistémologique, philosophique et dans la théorie de la culture – s’effectue parallèlement à la délimitation des concepts du genre, de sortes et types du texte. Dans ce contexte, les notions telles que la réalité, la fiction et l’être (individu) ont effectué un changement fondamental qui commence par l’œuvre de J.L. Borgès et qui est continué par le nouveau roman jusqu’au postmodernisme et au postcolonialisme (cf. A. de Toro 1999, 2004a). Bien que l’on ait pu encore parler d’une sorte de « nouvelle autobiographie » ou d’ « autofiction » en ce qui concerne la trilogie Romanesques de Robbe-Grillet1 ou encore Fils et Le livre brisé de Doubrovsky, quoique ces notions fussent déjà, à cette époque, à la limite de la définition (cf. A. de Toro 1999, 2004a ; Gronemann 1999, 2002), ces définitions ne servent absolument plus pour exprimer la discursivité qui se trouve dans les œuvres de Barthes (cf. 1975), Brossard et Khatibi. Dans celles-ci, les frontières bien connues entre la réalité et la fiction sont surmontées et ainsi les notions telles que roman ou autobiographie, individu et objet n’existent plus dans un cadre dichotomique. Ces notions se compriment dans un processus sémiotique, où la voix, le corps et le désir constituent des facteurs dominants d’une scénification de l’individu et de l’histoire. C’est pourquoi je veux dans ma contribution réfléchir sur l’impossibilité générique de déterminer les textes traités, mais au centre de l’article se trouve la question fondamentale du traitement de la langue comme écriture qui est liée au corps, au désir et à la sexualité, c’est-à-dire que je parlerai d’une écriture qui elle-même donne un autre sens aux notions mentionnées, ainsi qu’au terme de l’écriture. Nicole Brossard et Abdelkebir Khatibi Nicole Brossard (Canada *1943) est actuellement une des auteures francophones les plus reconnues et les plus fascinantes. Surtout dans la littérature du Québec, c’est elle qui représente une instance remarquable. Son œuvre ne se distingue pas seulement par un impressionnant corpus de textes, traduits partiellement en plusieurs langues, mais elle est aussi caractérisée par une diversité exceptionnelle, qui s’exprime dans les différents genres de textes et de discours littéraires, tels que la poésie, le roman, l’essai, le texte pour des émissions radiophoniques, le théâtre et d’autres genres qui ne peuvent pas être définis précisément. En plus, Brossard a publié de nombreux essais sur la théorie littéraire et culturelle et elle a écrit une anthologie de la poésie du Québec. Ce qui prouve très bien la particularité de son œuvre, c’est qu’elle arrive à lier dans son écriture des réflexions théoriques littéraires à l’essai, aux éléments autobiographiques, au corps, au désir, à la réalité ainsi qu’à la fiction. Cela se montre dans des œuvres telles que La lettre aérienne (1985/1988), À tout regard (1989), Picture Theory. Théorie/ Fiction (1982/1989), La Nuit verte du Parc Labyrinthe (1992), Le désert mauve (1987) et Baroque d’Aube (1995) lesquelles sont au centre de notre contribution. Brossard crée un réseau de relations, de points de jonctions, d’interfaces ou intersections où tous ces domaines sont 1 Le miroir qui revient (1984) ; Angélique ou l’enchantement (1987) ; Les derniers jours de Corinthe, (1994). 2 liés. Son œuvre est marquée par une grande conscience par rapport à l’acte d’écrire, de même que par une franchise passionnée, qui permettent à Brossard de traverser les différents paysages culturels, les traditions littéraires ainsi que les milieux sociaux. Cela a pour résultat que l’écriture devient son véritable refuge, une condition qui crée de l’identité en dehors d’une réalité nationale ou locale. Le philosophe, sociologue, romancier et spécialiste de littérature maghrébine, Abdelkebir Khatibi (Maroc *1938), est l’auteur d’une œuvre impressionnante et captivante qui se compose de romans, d’essais de la critique littéraire ainsi que de monographies sur la théorie de la culture. Khatibi est un intellectuel et un théoricien de premier ordre ; en outre il représente une des personnalités les plus exceptionnelles et brillantes du Maghreb. Bien que son œuvre vienne d’une toute autre histoire et culture que celui de Brossard, il y a quand même au niveau des processus littéraires et esthétiques quelques points communs à percevoir, tels que la réflexion de l’acte d’écrire ou la combinaison virtuose du corps et de l´écriture. En même temps, l’œuvre de Khatibi s’occupe d’une prise en compte fondamentale de certaines épistémès de l’Islam et du Christianisme, de l’Orient et de l’Occident. Chez l’auteur maghrébin, celles-ci sont liées à la subjectivité, au corps, à la sexualité et au désir, mais d’une façon innovatrice, il les interprète de nouveau et les met sur une nouvelle base : une base de la différance et de la négociation, ce qui se retrouve dans Amour bilingue (1983/ 1992) et dans Maghreb pluriel (1983). Ce qui est commun chez Brossard et Khatibi, c’est une grande complexité, c’est l’her- métisme de leurs ouvrages qui se dérobent complètement à toute classification et à la simple consommation. 3 Au-delà de la nouvelle autobiographie : Concepts théorico-culturels sur une subjectivité hybride Au cours du XXième siècle, un changement fondamental d’expérience, de compréhension et de conception de la notion « être » a eu lieu. Cette évolution a entraîné de larges conséquences – surtout par rapport à notre contexte – pour la relation de l’être et du langage, et elle est à la base de nouvelles formes de constitution et de représentation d’une subjectivité littéraire. La représentation d’un être cohérent ou d’une histoire qui est diégétiquement structurée, la familiarité avec un « je » comme source et base du savoir et d’une réflexion fiable, tout cela est devenu impossible. Aujourd’hui nous sommes confrontés d’une part à une atomisation de l’être, d’autre part à une recherche qui ne se manifeste que dans des concrétisations écrites du « je » et dans des perceptions du corps. Cette recher- che du propre « je » – aussi bien par rapport à l’histoire qu’à une notion de l’identité collective et de la nation – aboutit à un désir infini qui se montre dans des traces-écriture-corps innombrables. Même les conditions de constitution de la relation réalité-fiction connaissent des changements irréversibles pour le langage, pour la constitution du « réel » et ainsi pour un être référentiel ou plutôt pour chaque objet de représentation. À la suite des théories de Lacan, de Derrida et de Foucault, la théorie du groupe Tel Quel montrait bien ces profonds changements. Cela devient évident avec les notions d’ « intertextualité comme remplacement d’une compréhension logocentrique de l’auteur » ou du « texte comme productivité et comme travail », mais ce changement se fait voir aussi par le fait que le texte est « ouvert de principe » et par l’ « approchement entre narrateur et lecteur en base d’une activité de (ré)écrire », qui postule une nouvelle conception du terme interprétation et de la littérature et que Barthes (1970) avait reprise, développée et perfectionnée dans S/Z (cf. A. de Toro 1999, 2004a). L’étude nouvelle de l’autobiographie et la problématique qui résulte de cette étude, commence avec la remise en question du logos par le poststructuralisme et postmodernisme, et donc avec celle des métadiscours et celle de la notion de vérité, ce qui remonte d’une part au concept d’une décentralisation de l’être et de l’écriture au sens de Lacan, et d´autre part à la déconstruction de Derrida et de Foucault, ainsi qu’aux pensées des relations rhizomatiques de Deleuze et Guattari. Cela a mené – à la suite de Nietzsche – non seulement à une critique radicale de la philosophie moderne de la conscience, mais aussi à une étude complètement nouvelle de la langue par rapport à la psychanalyse de Lacan et d’après Lacan, ainsi que par rapport aux postulats fondamentaux d’une philosophie postmoderne : « Le signifiant se produisant au lieu de l’Autre […], y fait surgir le sujet de l’être qui n’a pas encore la parole, mais c’est aussi au prix de le figer. Ce qu’il y avait là de prêt à parler […] disparaît de n’être plus qu’un signifiant » (Lacan 1966 : 840). À partir des années 50, uploads/Litterature/ nicole-brossard-et-abdelkebir-khatibi-corps-ecriture-ou-ecrire-comme-la-circulation-infinie-du-desir-alfonso-de-toro.pdf

  • 27
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager