1 YVES BONNEFOY TRAITÉ DU PIANISTE ET AUTRES ÉCRITS ANCIENS MERCVRE DE FRANCE 2
1 YVES BONNEFOY TRAITÉ DU PIANISTE ET AUTRES ÉCRITS ANCIENS MERCVRE DE FRANCE 2 LE SENS D’UN PREMIER ÉCRIT I Republier quelques écrits anciens ne signifie pas, on voudra bien le penser, que j’estime ainsi ajouter grand-chose à ceux qui suivirent. Mais ce n’est pas du point de vue de leur qualité que j’ai cru que j’avais à les rassembler. C’est parce que la signification d’au moins quelques-uns d’entre eux n’a pas cessé de me préoccuper depuis qu’ils ont été publiés, comme si j’avais à y retrouver la trace de chemins que j’aurais eu intérêt à frayer ou à suivre davantage. Mon grand souci, depuis mon enfance, a été la poésie. Je ressens que c’est dans l’intuition qui la fonde que peuvent prendre sens et vigueur les divers aspects de notre être au monde, privé sinon du meilleur de sa conscience de soi. C’est la poésie qui permettrait, si seulement on la prenait au sérieux, de vivre le désir à un plan où il ne soit pas simplement de l’égocentrisme, et ainsi en conflit avec la demande d’autrui dans la société dès lors malheureuse. Je crois en la valeur de la poésie, en son efficace, et j’ai donc besoin de savoir quel rapport j’ai eu avec elle aux divers moments de mon existence. Un besoin qui est aujourd’hui de tourner vers ce que je fus en mes premiers temps d’écrivain le prisme de jours désormais tardifs. 3 Dans quelle mesure ai-je, dans ces débuts, servi ou desservi la cause qui me requiert ? Alors que ces premiers écrits étaient moins le produit de l’intellect au travail que celui de mon vouloir inconscient, aux condensations et déplacements difficiles à pénétrer aujourd’hui encore ? Pour le comprendre il me faut me porter aux points où le spécifiquement poétique a été aux prises avec des mirages, ceux que les fantasmes suscitent. Je dois retourner le sol là même où j’ai le plus construit par la suite. Ce n’est rien qui sera facile. Et aussi bien garderais-je mes tentatives pour moi si je n’avais fait récemment une remarque qui me demande de rectifier un propos déjà tenu par écrit ; et qui, de surcroît, peut valoir, au moins je l’espère, pour une réflexion plus large sur ce qu’est la poésie : et d’abord sur les périls qu’elle encourt. Cette remarque a porté sur un récit dont presque aussitôt après sa publication j’en suis venu à ne plus comprendre comment j’avais pu en être l’auteur. Je l’avais bien écrit, pourtant, c’était en 1946, et même, connaissant un vieil atelier dont les factures étaient minimes, je l’avais fait imprimer puis m’étais empressé de le porter, mince brochure bleue, à mes connaissances de la Maison des amis des livres, Adrienne Monnier et Maurice Saillet, lesquels voulurent bien le placer rue de l’Odéon sur leur grande table. Cette hâte indique, puis-je estimer aujourd’hui, que j’étais satisfait de mon travail ; et avec ce recul je constate aussi que ce récit, qui débute sans allusion à quelque passé que ce soit, et tout aussi brusquement s’achève à un tournant d’une action d’aucun devenir perceptible — dix fois la même aiguille faisant le tour d’un même cadran —, c’est quelque chose de très resserré sur soi, de compact : ce qui laisse entendre qu’il y a par-dessous l’apparente bizarrerie un noyau de non-dit dont le sens n’a 4 probablement rien pour sa part d’incohérent, de gratuit. Un sens dont je puis donc supposer qu’il avait de l’importance pour moi, à ce moment de mon existence. De quoi s’agissait-il, dans ce Traité du pianiste ? Un fait, d’abord, c’est qu’il n’y a rien dans ces pages qui soit la sorte d’associations ou de représentations qui m’étaient alors ou allaient m’être habituelles. Il est vrai que pour obéir à des consignes surréalistes j’avais depuis quelque temps laissé venir sous ma plume quelques aspects de la vie en ville, mais ces allusions n’étaient qu’ici ou là dans des mots qui charriaient des références bien plus nombreuses à la réalité de simple nature. Beaucoup d’herbes, de pierres disséminées dans les herbes, d’eau en mouvement ou stagnante, de nuées, et la lumière du jour. Et dans le Traité du pianiste, tout au contraire, un environnement totalement urbain, et nocturne, avec même ce qui me redevint tôt après on ne peut plus étranger, une complaisance à imaginer du mécanique et non plus de l’organique — du mécanique plaqué sur le vivant —, ainsi dès la première page : « le pianiste dévisse sa tête droite » et « il allume sa tête ». De telles images, c’est substituer le monde des usines, des outils, des produits manufacturés — et d’ailleurs ce piano lui-même, piano de bar, presque piano mécanique — au grand espace rêvé heureusement respirant du monde au- dehors des villes ; lequel ne reste présent dans le Traité que par l’agressivité dont le texte de celui-ci fait preuve à son encontre, parmi de tristes évocations de terrains vagues, de chambres closes, de sang versé. Ces pages étaient un oubli si ce n’est même un déni de mes références usuelles. Et n’étaient-elles donc pas de ce fait l’indice que quelque souci resté inconscient me demandait de mettre en question la nécessité de ces dernières, 5 soit pour leur contenu propre, soit d’un point de vue peut-être pour moi plus préoccupant alors, celui de la nature et des tâches de l’écriture de poésie ? Mais qu’est-ce que j’écrivais, dans le Traité du pianiste, sous le signe de ce déni ? À première vue, rien qui ne fût familier à un regard qui a droit de se porter sur même, sinon surtout, des poèmes : celui du psychanalyste. Ici, partout on rencontre de vieilles femmes armées de redoutables marteaux ou on assiste à des tentatives du « pianiste » pour leur arracher ce marteau, et c’est bien de quoi pressentir, sous un « portrait de famille », quelque drame œdipien aux suggestions pessimistes, le protagoniste et presque le seul personnage n’ayant su écarter qu’à de très rares instants la menace de mort qui pèse sur lui. Au dernier tour de l’aiguille sur le cadran les vieilles femmes portent toujours leur marteau, la nature ne reparaît que comme neige rougie de sang. « Tirez sur le pianiste ! » est-il clamé de toutes parts. Et pour finir : « Le pianiste rôde, bien mort, derrière chaque porte. » II Une voie pour l’explication, en voici donc une possible. Et, bien que de façon on ne peut plus lacunaire, j’étais en 1946 assez au courant des concepts psychanalytiques pour envisager de m’y engager. Mais cette approche ne me permettait pas de cesser d’être surpris par le Traité du pianiste. Et quand, très vite, j’en vins à désirer mieux comprendre, il m’apparut qu’elle n’abordait pas ce qui de ce récit est pourtant le plus spécifique. D’abord, entre le pianiste et ce que j’étais en ma propre vie, s’interposait le fait qu’il est ce que dit le titre, un pianiste, autrement dit un 6 artiste, quelqu’un qui peut-être même se préoccupe du rapport de l’art à la poésie et cherche alors au-delà de soi : en somme, moi encore, mais à un autre plan que le seul rapport à la donnée familiale. La vieille femme si destructrice a peut-être à voir avec le « portrait de famille », mais « les ennemis », ceux qui tirent sur le pianiste, qui sont-ils, eux ? Leurs pistolets sont-ils de la même espèce mentale que les marteaux œdipiens ? Et puis cette autre sorte d’étonnement : pourquoi ces pensées noires, cette crainte obsédante d’une fatalité désastreuse, en cette année, 1946, qui dans mon existence au grand jour m’apparaissait comme une suite de délivrances, la province et ses inhibitions et prudences presque oubliées désormais, et mon projet d’écrivain prenant déjà contact, ainsi dans une page d’alors, ma réponse aux questions du Savoir vivre, avec des souvenirs d’enfance évidemment nourriciers ? Ces mois, je les vivais comme un moment de libération, venu à peu près à son heure. — Une chaîne ne s’était pas décadenassée, pourtant, celle qui me retenait dans l’orthodoxie du surréalisme. C’était l’époque où, au vu du groupe qui se reformait sous ce nom, je commençais à déceler des insuffisances et à m’impatienter de contraintes, les unes et les autres me faisant douter des raisons qui m’avaient porté vers André Breton ou Max Ernst. Je ne dois pas oublier cet autre aspect du problème. Mais quelque chose d’encore plus profond me déconcertait dans le Traité du pianiste et m’incitait à me tenir à distance de l’interprétation qui pouvait paraître évidente. Et c’était son atmosphère pesante, morne, nocive, que la lecture psychanalytique se devait d’expliquer par la vieille femme au marteau, reconnaissant en elle une mère que son enfant aurait éprouvée comme maléfique. 7 De ma propre mère en effet je n’avais ou pensais n’avoir, en dépit des chagrins ou des soucis partagés, que des souvenirs heureux si ce n’est même libérateurs. Dès avant l’âge qu’on dit scolaire ma mère l’institutrice avait entrepris de uploads/Litterature/ traite-du-pianiste-et-autres-ec-yves-bonnefoy.pdf
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- Publié le Dec 30, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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