Pourquoi et comment évaluer le pluralisme du journalisme sur le web ? Nikos Smy

Pourquoi et comment évaluer le pluralisme du journalisme sur le web ? Nikos Smyrnaios, maître de conférences, LERASS, Université Toulouse 3 Évaluer le pluralisme du journalisme en ligne est un défi pour la recherche. La multiplicité des supports et la complexité des modes de consommation de l’information d’actualité font qu’il est particulièrement difficile d'estimer le degré de pluralisme que le web est censé incarner. Seule une combinaison d'analyses à niveaux multiples mettant en œuvre des méthodes de recherche quantitatives et qualitatives est en mesure de donner une réponse satisfaisante. Notre projet de recherche appelé IPRI (Internet, Pluralisme et Redondance de l'Information)1 vise à mesurer la diversité des nouvelles en ligne en France, à travers une étude transdisciplinaire de plusieurs catégories de sites web d’information (médias en ligne, portails, blogs, pure-­‐players2). Notre but est ici de présenter les aspects théoriques et méthodologiques de cette étude ainsi qu’un aperçu des résultats initiaux afin de tirer quelques conclusions quant aux enjeux de cette problématique pour l’éducation aux médias. Le cadre théorique Le degré de pluralisme des opinions dans la sphère publique est un enjeu politique et social majeur qui dépend fortement de la diversité du journalisme et des médias : plus les médias sont diversifiés du point de vue de leur ligne éditoriale et des sujets couverts, mieux le public sera informé sur les enjeux sociaux qui en découlent. Cette conception idéal-­‐typique de la sphère publique, en grande partie issue des travaux de Jürgen Habermas (1991), a inspiré une vision de l'internet en tant que parangon de la démocratie (Hindman, 2009). Le raisonnement est simple : depuis l’apparition de l’internet, la publication de l’information à grande échelle est beaucoup plus aisée et moins chère que les formes traditionnelles de communication de masse. Par conséquent l’expression publique médiatisée serait à la portée de chaque citoyen ayant accès à l'internet. Cet argument a été employé par exemple dans plusieurs rapports gouvernementaux (Lancelot, 2005, Tessier, 2007), mais aussi dans 1 Le programme de recherche IPRI (Internet, pluralisme et redondance de l’information) dirigé par Franck Rebillard (CIM, Université Paris 3) a été soutenu par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR-­‐09-­‐JCJC-­‐0125– 01b ). Plusieurs chercheurs appartenant à différents laboratoires y ont participé : Emmanuel Marty (I3M, Université de Nice), Annelise Touboul et Stéphanie Pouchot (ELICO, Université de Lyon), Béatrice Damian-­‐ Gaillard (CRAPE, Université Rennes 1), Elöd Egyed-­‐Zsigmond et Sylvie Calabretto (LIRIS, INSA Lyon), Bernhard Rieder (Université d’Amsterdam), Thierry Lafouge (RECODOC, Université de Lyon) et Dominique Fackler (INA). 2 Le terme pure-­‐players désigne les sites d’informations nés en ligne et qui ne sont pas les émanations d’un média traditionnel. 9e Congrès des Enseignants Documentalistes de l’Education Nationale organisé par la FADBEN Objets documentaires numériques : nouvel enseignement ? Paris Ile de France 22, 23 et 24 Mars 201 les documents produits par des organisations supranationales comme l'ONU et l'Union européenne sur l'avènement d’une supposée « société de l'information » (Bangemann, 1994, ONU, 2005). Plus généralement, le web est souvent considéré comme un canal par le biais duquel les contenus culturels et informationnels marginaux peuvent atteindre facilement un public plus large qu'ils ne le font par le biais des canaux de distribution traditionnels, au point de supplanter les traditionnels best-­‐sellers. Cette idée a été popularisée par Chris Anderson et sa théorie de la Longue Traîne (Anderson, 2006). Cependant, cette vision séduisante mais quelque peu simpliste a été depuis remise en cause par une série de recherches empiriques (Benghozi & Benhamou, 2010, Elberse & Oberholzer-­‐Gee, 2008, Brynjolfsson et al., 2006). Entre autres choses, cette approche ignore le fait que, au cours des dernières années, l'internet est devenu un champ de compétition acharnée entre groupes sociaux, organisations politiques et entreprises multinationales pour la distribution du pouvoir sur les canaux de communication numériques (Mansell, 2004). Désormais, la structuration du secteur de l’information en ligne est le résultat des relations complexes et parfois antagoniques entre médias professionnels, communautés d’amateurs productrices de contenu et intermédiaires puissants, tels que Google ou Facebook (Smyrnaios & Rebillard, 2011). En effet, pour acquérir une visibilité importante sur l’internet, il ne suffit pas simplement d’y publier une information. Encore faut-­‐il être en mesure de mettre en œuvre une stratégie de référencement efficace, ce qui implique des moyens techniques, humains et économiques importants. Il faut aussi, pour maîtriser le processus de diffusion virale de l’information (le fameux buzz tant convoité par le marketing), disposer d’un savoir-­‐faire et des moyens humains conséquents souvent réservés aux organisations puissantes. Il en résulte ainsi une concentration de l’audience sur un petit nombre de sites d’information (médias traditionnels, portails et agrégateurs) au détriment des acteurs plus marginaux, porteurs de diversité (Granjon & Le Foulgoc, 2010, Cevipof, 2010). De ce point de vue, la sphère publique électronique doit être considérée comme une arène conflictuelle, plutôt que comme une agora pacifique (Peters, 2004), où les choix journalistiques et éditoriaux incarnent des stratégies de rivalité politiques et industrielles (Mosco, 2009, Fenton, 2009). La diversité de l’information en ligne dépend au moins autant du résultat de ces stratégies et du rapport de force entre les acteurs qui en découle que des caractéristiques supposées « naturelles » du média. On constate de fait à ce propos que les discours des décideurs, comme ceux de nombreux observateurs et professionnels (journalistes, consultants, spécialistes du marketing, etc.), sont bien souvent caractérisés par un certain déterminisme technologique. Or, une étude plus approfondie fait apparaître une piste d’investigation inverse : la multiplicité des espaces de publication sur l’internet pourrait favoriser le pluralisme autant qu’une certaine redondance des informations en circulation, appelée aussi shovelware phenomenon (Paterson & Domingo, 2008). En effet, nombre d’articles publiés sur des sites de presse en ligne, fondés dans bien des cas sur des dépêches d’agence, sont reproduits à une échelle de masse par un grand nombre de médias en ligne, d’agrégateurs, de portails, de réseaux sociaux ou de blogs (Rebillard, 2006). Il s’agit là d’un phénomène bien étudié par la sociologie des médias, à savoir l’effet d’agenda qui postule que les médias ont tendance à se centrer sur des sujets identiques, au même moment et en des termes comparables (Dearing & Rogers, 1992). Par conséquent, l’envergure du spectre des sujets abordés par les médias et la diversité de leur traitement peuvent constituer un indicateur de pluralisme politique dans la mesure où « la position d'un problème sur l'agenda des médias détermine surtout le poids de cette question sur l'agenda public » (Dearing & Rogers, op. cit., p. 92). Cependant, si l'hypothèse de l’effet d’agenda a été largement testée dans le domaine des médias traditionnels, il n’en est pas de même pour les médias en ligne. La difficulté tient non seulement à la multiplicité des espaces de production et de publication de l’information de presse sur le web, mais également à la multitude des espaces de discussion et de commentaire qui lui sont associés. En outre, par rapport aux médias traditionnels, un tel environnement médiatique complexe est caractérisé par deux autres aspects particuliers. Premièrement, l'énorme quantité d'information quotidienne produite et reproduite en ligne par un large éventail d'entités provoque une situation de surproduction — une tendance qui est intrinsèque aux industries culturelles, mais qui a été exacerbée sur le web (Hesmondhalgh, 2007). Deuxièmement, cette information est systématiquement numérisée, stockée et traitée dans des systèmes composés d'ordinateurs et de réseaux. Cette offre de contenu numérique est ensuite fournie à des millions d'utilisateurs dans le monde entier à travers une multiplicité de canaux et d'outils (flux RSS, moteurs de recherche, réseaux sociaux, portails, blogs, etc.) qui permettent une interaction sociale complexe autour de l’actualité — de la simple transmission à son réseau social à la transformation de l'information en profondeur (Im et al., 2011). Ainsi, si l'on vise une étude approfondie et complète d'une question aussi complexe et difficile à saisir que celle de la diversité de l’information en ligne, les méthodes traditionnelles des sciences sociales s’avèrent insuffisantes. Afin de tirer parti des vastes quantités de données disponibles sur l’internet, que ce soit du côté de la production mais aussi de la consommation des news, il est nécessaire de combiner une approche ancrée dans les sciences humaines et sociales avec des méthodes de collecte et de traitement automatisées, comme l'analyse de contenu médiatique assistée par ordinateur (Riffe et al., 2005) et les « digital methods » (Rogers, 2009) qui permettent d’exploiter les « traces » laissées par les internautes. Le projet IPRI En 2010 et 2011, nous avons participé à un projet de recherche appelé IPRI (Internet, Pluralisme et Redondance de l'Information) visant à mesurer, à travers une étude transdisciplinaire, la diversité des contenus d’actualité en ligne en France. L’aspect principal du projet a porté sur une analyse quantitative : nous avons utilisé le logiciel IPRI News Analyzer (IPRI-­‐NA)3 pour collecter et traiter automatiquement les titres des articles en provenance de plusieurs dizaines de sites d'information publiant informations et/ou commentaires sur l’actualité générale et politique, à caractère essentiellement national. Après collecte et élimination des articles hors critères, le corpus comprend 37 569 articles publiés entre le 7 et le 17 mars 2011 par 199 sources uploads/Litterature/ nikos-smyrnaios-pourquoi-et-comment-evaluer-le-pluralisme-du-journalisme-web.pdf

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