Avertissement Il existe beaucoup de travaux essentiels sur la traduction, de la
Avertissement Il existe beaucoup de travaux essentiels sur la traduction, de la Lettre à Pammachius de saint Jérôme à La Tâche du traducteur de Walter Benjamin, en passant par ceux d’Antoine Berman, d’Henri Meschonnic ou d’Umberto Eco. Ce livre, qui n’existerait pas sans eux, n’en rend jamais compte directement. Il ne propose pas non plus de point sur les thématiques pourtant passionnantes liées au traduire, comme l’histoire de la notion même de traduction par exemple. Il n’attrape ces topoi que par le biais d’une pratique très personnelle d’helléniste spécialiste de la sophistique, de concepteur du Dictionnaire des intraduisibles et d’écrivain-philosophe commissaire d’une exposition sur la traduction, sujet peu visuel s’il en est, à déployer dans le sensible. Ce livre est donc un journal de bord, peut-être un journal de pensée, qui met en récit de manière parfois militante mes rencontres de philosophe, ou plutôt de sophiste, avec la traduction. « Et toi, que tu le veuilles ou non, il te faut supporter d’être mesure. » Protagoras, dans Platon, Théétète Ouverture ÉLOGE DU GREC « Toi, tu t’occupes des Grecs pour ne pas t’occuper des Juifs. » Jean-François Lyotard « Lorsque Achille a pleuré la mort de son bien-aimé Patrocle et que Clytemnestre a commis son forfait, que faire des aoristes grecs qui nous restent sur les bras ? » Edward Sapir, « Le grammairien et sa langue » C’est du grec… C’est de l’hébreu… C’est du chinois… Bref, on n’y comprend rien. Chaque langue en incrimine une ou plusieurs autres comme radicalement étrangères. En arabe, on dit que c’est du persan ou du hindi. En hindi, c’est du tamoul. En hébreu, c’est du chinois. En chinois, c’est une écriture du ciel . Et, en Grèce ancienne, ceux qui ne parlent pas grec sont des barbares, bla bla bla, on ne les comprend pas, peut-être ne parlent-ils pas vraiment – ce ne sont pas des hommes « comme nous ». Pourtant, c’est du logos grec, mot ô combien propre à signaler la prétention à l’universel – lui que les Latins traduisent par ratio et oratio, deux mots pour un : « raison » et « discours » –, que je propose de partir pour compliquer l’universel. C’est très exactement, et dans tous les sens du terme, mon « point de départ ». À tenir, à quitter. Pour écrire un éloge de la traduction comme je l’entends, je dois d’abord faire l’éloge du grec. De fait, voici qu’il s’agit, au moins aussi, d’une défense des humanités. Un hommage à ce que j’ai appris en grec et du grec, que l’on peut sans doute apprendre du chinois, de l’arabe ou de l’hébreu, mais que je 1 trouverais infiniment dommage, et tout simplement triste, de n’avoir pas le moyen, ici (« chez nous » ?), désormais, d’apprendre du grec. Pour tous, d’une manière ou d’une autre, mais de manière pleine. Je ne défends aucune culture nationale ou occidentale, et pas non plus une culture, la mienne, plutôt qu’une autre. Je dis ce qui, entre autres mais à nul autre pareil, m’a ouvert l’esprit et aiguisé la langue. Et que je demande à partager. À pouvoir partager mieux et non pas moins. Les « humanités » ont toujours été, comme par définition, menacées. Menacées en tant qu’inutiles, élitistes, bourdieusement distinguées. Si bien qu’à droite comme à gauche on a l’air de s’en méfier, et que l’on préconise d’aller avec la culture démocratique de notre temps – démocratique, c’est-à-dire globale : le global, comme avatar contemporain de l’universel – en pire. Précisément : je veux, j’exige, moi aussi, d’aller avec la culture démocratique de notre temps. Avec la culture, avec la démocratie, avec mon temps, et pour longtemps, mais je n’adopte pas la définition précédente de la démocratie ni ses attendus. Alors, le grec, les humanités ? Je crois que les humanités sont aujourd’hui passées de la réaction à la résistance, et qu’elles deviennent ou redeviennent efficaces non pas comme un entre-soi, mais comme un pour-le-monde, comme une arme. J’aimerais simplement dire pourquoi et comment je veux ce que je veux. Pourquoi et comment cet éloge du grec ouvre un éloge de la traduction. Commençons par l’utilité de l’inutile : c’est sûr, voilà qui est fondamental pour la recherche ; on le nomme aujourd’hui « sérendipité », du nom des princes voyageurs qui trouvèrent chemin faisant ce qu’ils ne cherchaient pas, comme Christophe Colomb l’Amérique ou Fleming la pénicilline. C’est pour favoriser ce genre d’imprévisibles trouvailles qu’un Abraham Flexner a voulu fonder l’Institute for Advanced Study de Princeton, que tout le monde veut imiter. Vive cette surprise, ce kairos, moment opportun, occasion, trouée dans l’espace et le temps, qui fait tukhê, fortune, chance, au point de croisement de lignes de causalité sans rapport les unes avec les autres, et qui produit un événement « comme si » on l’avait cherché, comme si l’on n’avait même cherché que cela, avec ce bout de corniche qui tombe, non par un hasard automate sans conséquence, mais par fortune, avec une apparence de finalité, juste sur la tête de mon ennemi. Je pense, vous l’entendez, aiguillée par du grec et du latin, je récite mon Aristote. N’importe après tout, sans doute pourrais-je penser Serendip et Walpole… 2 Or, l’utilité de l’inutile va directement contre l’évaluation telle qu’elle est aujourd’hui pratiquée, à tous les niveaux « sérieux » qui servent à classer et à financer. On classe pour évacuer le plus objectivement, le plus « démocratiquement » possible. Mais cette évaluation-là (et où en pratique-t-on encore une autre ?), qui fait grosso modo de la qualité une propriété émergente de la quantité, ne prend évidemment pas en compte l’inattendu, le bas de la courbe de Gauss, l’invention. On diagnostique du coup jusque dans les entreprises le désarroi du secteur R&D, recherche et développement, isn’t it ! Permettez-moi à présent de situer les choses là où l’État les place exactement, avec les enjeux de la réforme des collèges, enjeux avec lesquels je suis d’accord, avec lesquels tous les hommes de bonne volonté ne peuvent être que d’accord (tous ? Alors attention ! Voyez les enjeux de l’Unesco, la manière dont ils se disent, et comme le consensus se fait au risque de la langue de bois). L’enjeu majeur est la trans- et l’interdisciplinarité : cela va de soi, enfin. Assez des escaliers de la Sorbonne que l’on ne franchira pas, assez de ceux qui traduisent Parménide ou Platon sans connaître Homère, et vive les bien nommés classics naturellement pluridisciplinaires du monde anglo-saxon. Il ne m’appartient pas de savoir si, oui ou non, la réforme voulue aura dans les années qui viennent les moyens qu’il lui faut pour inventer les heures interdisciplinaires, et les compléter avec des heures spéciales où l’on apprendrait vraiment – un peu, trop peu ? – le grec, par exemple . C’est positivement que je veux argumenter. La culture, cela existe, c’est très important, et c’est cela même qui ne doit pas être réservé à une élite, ou traité en chasse gardée. La culture, celle du paysage comme celle de l’âme, n’est pas l’apanage d’une civilisation ni d’une nation. Il y a des cultures. Il faut enseigner celles, très mêlées et complexes, qui nous ont patermaternés, et celles qui en diffèrent. L’une des manières les moins « nationalistes » de le faire est d’enseigner les langues. La manière la moins bête d’enseigner les langues est, non seulement de les parler et de s’y immerger, mais d’apprendre à lire les textes en langues, qui les singularisent et les illustrent (avec leurs traductions qui à leur tour « illustrent », illuminent, le vernaculaire du traducteur), les beaux textes, grands et petits, qui donnent à chaque langue sa force, son intelligence, son « génie » – l’impeccable Schleiermacher disait d’un auteur et de sa langue : « Il est son organe et elle est le sien. » On peut avoir une pratique de ce genre en arabe, en hébreu, en anglais, etc. Toutes les langues sont des langues « entre autres ». Les plus étrangères sont celles avec une autre manière d’écrire, elles le sont plus visiblement que d’autres. Je trouve dommage que les enfants de nos écoles primaires, collèges et 3 4 lycées (les miens, par exemple) n’aient pour ainsi dire jamais été confrontés à l’écriture arabe ou chinoise, alors que beaucoup de leurs voisins de classe parlent ces langues. Ce que je veux combattre par là, c’est l’apprentissage du seul globish, le global english, une langue qui n’en est pas une (il n’y a pas d’œuvres en globish, rien que les dossiers de demande de financement), et qui réduit les autres langues, y compris le bel et bon anglais prôné par le British Council, à l’état de dialectes à parler chez soi. Le globish est une langue de communication qu’il est utile de pratiquer, avec ou sans Brexit, mais non une langue de culture. Globish plus dialectes, voilà qui ne suffit ni pour l’Europe ni pour le monde. Ce refus décidé conduit directement à l’apprentissage de la traduction (« La uploads/Litterature/ eloge-de-la-traduction-by-cassin-barbara.pdf
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- Publié le Sep 25, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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