ŒUVRES COMPLÈTES DE MICHEL BUTOR SOUS LA DIRECTION DE MIREILLE CALLE-GRUBER I R

ŒUVRES COMPLÈTES DE MICHEL BUTOR SOUS LA DIRECTION DE MIREILLE CALLE-GRUBER I ROMANS ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE MICHEL BUTOR L’HOSPITALIER Tendez vos voiles à ces vents. Au détour d’un adjectif, vous vous faufilerez d’un siècle à l’autre ; d’une page à l’autre, vous changerez de race et d’yeux. Michel Butor, Boomerang Sa tête qui fermente le pousse au loin […] Au ciel il réclame les plus belles étoiles, À la terre les suprêmes jouissances. Nul objet proche ou lointain, N’apaise ce cœur tumultueux. Goethe, Faust Mendiant et Hospitalier, Hospitalier parce que Mendiant aussi, hôte : accueilli accueillant, Michel Butor aura, comme personne, éprouvé l’in- tensité de la relation à l’autre, réversible jusqu’au risque le plus grand. Au risque de sa propre disparition. La disparition du « propre ». Et au risque du qui perd gagne. « Je suis un écrivain mendiant comme on disait des moines », chante- t-il dans Intervalle1. Et en écho l’on entend aussitôt : je suis un écrivain hospitalier comme on disait des ordres voués au service des pèlerins- mendiants, en marche vers les lieux où souffle l’esprit. Lieux qui sont pour l’écrivain les espaces étranges et étrangers de poésie, invention, re- trait. Car il aura toujours été dans le retrait, au double sens : créateur soli- taire, réticent à toute appartenance d’« école », et cependant lecteur le plus attentif, reprenant le trait, prenant aux mots les plus grands livres de son encyclopédique bibliothèque (Joyce, Montaigne, Rabelais, Balzac, Proust, 1. Michel Butor, Intervalle, anecdote en expansion, Paris, Gallimard, 1973, p. 135. 8 Romans etc., etc.) ; faisant une œuvre unique mais toute bruissante des intelligences qu’elle entretient avec les œuvres de temps et de registres divers – poètes, essayistes, artistes, philosophes, botanistes, théologiens. Il se tient à la frontière, ou plutôt il n’y tient plus, passant et repassant la ligne, habitant habité de l’autre côté toujours, taraudé par l’impossible dé- sir de faire entrer le monde entier dans son œuvre, laquelle est à la fois un empire et un contre-empire dont la puissance d’inclusion n’a d’égale que l’attraction pour le parti des exclus. (Jean-François Lyotard parlant de Bu- tor : « on va au plus près de ce qui ne peut pas se dire, de l’inavouable – on se fait pécheur avec le pécheur, femme avec la femme, malfrat avec le mal- frat […]2 ». Et Butor, lui-même, plus tard, à propos de Rimbaud : « Être le comprachico de soi-même3 »). Où l’on entrevoit toute une série chromati- que de frontières, dont l’aborigène est la figure paradigmatique : Indien, Noir, Noire, Black, femme, animal, aborigène. Jusqu’à ses propres partages intérieurs. Il traverse à son équateur, il s’hospitalise, se pense et se panse ; se hait, en passe par ses autres, les frères de plume : Flaubert, Michaux, Rimbaud – Rimbaud surtout, l’autre absolu que Butor ne cesse d’enfanter puis désenfanter4. Il retraite jusqu’à son nom de Butor, ce « nom d’oiseau », cette « es- pèce d’insulte attachée à son nom5 » dont il fait, fable après fable, croi- sant Buffon avec les mythes de l’Ancienne Égypte, son totem. Son emblème d’écrivain : Thot le dieu de l’écriture, dieu-ibis, semblable au butor botaurus stellaris constellé de taches noires comme de l’encre… Non plus injure mais signature, donc, ce Butor – signe de foi en la littéra- ture qui rédime. Voilà pourquoi il sculpte la syntaxe, sur des pages et des pages, greffe phrase sur phrase : il se sait séparé, se déchiffre et se déchire en plusieurs voix ; s’apostrophe au tu et au vous, à toutes les personnes. Il se demande aux autres textes ; aux yeux de la langue, à ses inflexions, se rend à ses résons. Les choses qu’il sait, il ne les thésaurise pas : il les disperse aux 2. Jean-François Lyotard, Entretien avec Mireille Calle-Gruber, dans Les Métamorphoses- Butor, Le Griffon d’argile/Québec, Les Presses Universitaires de Grenoble, coll. « Trait d’union », 1991, p. 65. 3. Michel Butor, Improvisations sur Rimbaud, Paris, La Différence, [1989], 2005, p. 59. Référence au roman de Victor Hugo L’homme qui rit et à la mutilation infligée par les voleurs d’enfants à leurs victimes. 4. Voir Michel Butor, Improvisations sur Flaubert, La Différence, [1984], 2005 ; Improvi- sations sur Michaux, Fata Morgana, 1985, repris sous le titre : Le Sismographe aventureux, La Différence, 1999 ; Improvisations sur Rimbaud, suivi de « Le Rimbaud de Butor. Enfantements et désenfantements » par Mireille Calle-Gruber. 5. Michel Butor, Boomerang, le génie du lieu 3, Paris, Gallimard, 1978, p. 5. 9 Michel Butor l’Hospitalier quatre vents, que dis-je, à la rose des vents des formes littéraires inouïes. Ce sont des formes mendiantes : elles ont le plus grand besoin du lecteur pour entrer en fonctions, désarmer les dressages culturels, caresser le rêve de faire arriver le sens. Tout livre pour moi est un boomerang. C’est un objet que l’écrivain lance mais qui doit lui revenir : ses lecteurs l’éclairent et, parfois, le transforment. Ils font partie du jeu6. Avec Michel Butor, l’autre est ainsi au principe du travail littéraire : mise en jeu, mise à feu d’artificier ; marge de manœuvres ; élaboration de règles et contraintes, et débordements à leur endroit ; désajustements (comme on dit lorsque les pièces d’un rouage ont du jeu) qui font du texte une surface accidentée. L’écriture y brouille les cartes de nos représentations et la cartographie des sols de l’imaginaire. Ce sont des formes métisses, des genres hybrides, qui inventent au livre des volumes et une géométrie varia- bles : mobile, passage, degrés, répertoire, boomerang, niagara, improvisa- tions, envois, matière de rêves – à la fois des titres d’ouvrages et le nom des formes sans nom que prend l’écriture hospitalière. Le boomerang ici n’est pas seulement métaphorique : Michel Butor en fait un dispositif qui permet, volume sur volume, pli sur pli, de conjuguer un « parler de ses livres » et un « parler de soi-même ». Ainsi de Boome- rang, le génie du lieu 3, il écrit dix ans plus tard, dans Le Retour du boome- rang : « Celui que j’étais regarde perpétuellement par-dessus mon épaule, et c’est lui qui me passe subrepticement tel mot ou tel nom ; mais il ne se laisse pas si facilement prendre. Il faut le traquer7. » C’est en exposant la littérature aux trajets aléatoires, à la reprise des combinatoires, qu’advient la littérature. Elle vient à son événement en aveu- gle, elle ne sait ce qu’elle cherche : « Je ne sais pas du tout quels oiseaux vous allez dénicher de cette façon, comme les aborigènes australiens avec leur arme emblématique8. » Elle revient à elle – comme on le dit après un évanouissement ; et le signataire revient à son enfance de l’art. Apparais- sent les frontières les plus secrètes de l’inconnu en nous, refoulées car ef- frayantes, effrayantes car poreuses : la troublante relation homme-animal que figure l’aborigène. Géopoétique et géopolitique est la lecture qui nous renvoie ainsi face à notre peur des frontières et, plus encore, à notre peur qu’il n’y ait pas de 6. Michel Butor, Curriculum vitae, Entretiens avec André Clavel, Paris, Plon, 1996, p. 229-230. 7. Michel Butor, Le Retour du boomerang, Paris, PUF, 1988, p. 6-7. 8. Ibid. 10 Romans frontières. En littérature, toujours c’est de l’autre qu’il retourne – hanté de tabous et de rêves. Et revenir ne revient pas au même. L’œuvre et le signa- taire sont lieu de transit – autre mot de passe chez Butor : Transit A/Transit B fait le titre d’un volume à lecture giratoire, double entrée tête-bêche, la fin celée au beau milieu des pages. On est au cœur du voyage de l’écriture. C’est toute une histoire. Michel Butor ne parle pas en termes de « clefs » : il préfère dire des mots comme d’une douleur rhumatismale qu’ils sont « articulaires9 » – signifiant que là où ils articulent, ils sont révélateurs du coude, du pli, de l’arthrite à leur endroit dans la langue et dans la pensée. De tant de passages et de partages, d’empreintes, de prégnances, il ré- sulte un portrait non identique de Michel Butor en Hospitalier – lui qui aura été le plus central des marginaux, le plus classique des avant-gardes, le Parisien le plus provincial, le plus antipodique. L’image « Butor » tour à tour s’offusque du surgissement d’altérité qui imprègne les propos, et s’al- tère des affinités que suscitent les rapprochements. Depuis la marge, il passe les discours au van de son phrasé ; change les focales ethnocentrées ; change de couleur au tournant de la page, de race et d’yeux au fil du texte ; il greffe ses lecteurs d’un tympan, d’un cristallin, d’une langue neufs. Voilà pourquoi sans doute, de tant de visages, de formes, de genres, de tant de multi-Butor, il est difficile de se faire une image synthétique et d’em- brasser l’ensemble d’une œuvre qui brasse l’univers, depuis plus d’un demi- siècle (il publie son premier texte « Hommage partiel à Max Ernst », poème, en 1945). uploads/Litterature/ oeuvres-completes-de-michel-butor-extrait.pdf

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