UNE CICATRICE. Par Olivier Mathieu. (livre paru le 7 février 1997, déposé à la
UNE CICATRICE. Par Olivier Mathieu. (livre paru le 7 février 1997, déposé à la Bibliothèque Nationale de Paris). Quelques rares corrections – exclusivement de forme - ont été apportées au texte qui est présenté ici ; à la date d’aujourd’hui (octobre 2007), tel est donc l’aspect que l’auteur désire donner à « Une cicatrice ». Olivier Mathieu UNE CICATRICE Récit. Florence, 15 janvier 1996 Paris, 30 décembre 1996 1. Firenze, janvier 1996. Si cette histoire commence à Florence, c’est que j’étais à Florence. Et si j’étais à Florence, je pourrais expliquer pourquoi et d’où je venais, et tant de choses encore. Mais ceci n’est qu’un tout petit livre. Le 15 janvier 1996, donc, vers deux heures du matin, dedans Florence – ville du calcio storico, où les ragazzi di strada savent se servir de leurs poings – je me souviens que je portai mes doigts à ma tête. Un choc, une éblouissante lumière, trente-six chandelles, et je vis que ma main était poisseuse de sang – quel beau rouge ! C’était dans une rue qui s’appelle Borgo Pinti, au sortir du « Jazz Club ». Je gisais les bras en croix, sur le goudron. Là-haut, dans le ciel, le Soleil, la Lune et les cinq planètes me souriaient. Quel Dieu m’avait jeté un silex en plein front ? Ambulance, radiographie, piqûre antitétanique, civière, points de suture – sans anesthésie – et je passai la nuit sur un lit d’hôpital. Le lendemain matin, alors que l’aube commençait à peine à poindre, je vis apparaître G. ; il m’apportait une cartouche de cigarettes. Les médecins voulaient que je reste encore un jour et une nuit en observation. Je signai un papier qui les dégageait de toute responsabilité, et rentrai à la maison. [ Commentaire d’Olivier Mathieu (2007) : dans l’édition de 1997, un prénom était indiqué ; ce prénom, ici, a été (et plus loin, sera) abrégé en G. ] Je pressentais, depuis quelque temps, que j’allais devoir quitter la Toscane, où je m’étais installé bientôt deux ans auparavant. Je n’ai jamais cessé, depuis ma naissance, de m’en aller. Dans mon enfance, j’avais adoré le jeu de la « chasse à l’homme ». Ah ! Ceci, aussi. Un jour (c’était à l’été de 1995, piazza Oberdan), j’avais pleuré. G. – un colosse au cœur tendre – avait posé sa main sur mon épaule. Courage, semblait-il me dire. Je n’ai jamais manqué de courage. Il le savait. Mais il n’y a que les faibles qui ne pleurent jamais. Un souvenir d’exil, parmi tant d’autres. Le surlendemain de la bagarre au Jazz Club, à trois heures de l’après-midi, je dis : « Les valises dans la voiture, tout de suite ». Un quart d’heure plus tard, j’ajoutai : « Et le chien ». Puis : « Combien d’essence dans le réservoir ? » Fine della storia ? Ou: fine della puntata?... Ce pouvait être, encore, un adieu. C’était un adieu. Partir, et ne jamais être sûr que l’on reviendra. Partir, et à chaque fois promettre que l’on reviendra… Ce pouvait être un adieu définitif. Le lendemain s’annonçait plus que maussade… Je confiai avec grande émotion, à G., une poupée de peluche blanche. Mon sang jailli dans la nuit florentine scellait un pacte fraternel. Il annonçait, aussi, au propre et au figuré, une fêlure. Mon « Temps de l’Italie » était arrivé à son terme. Le Temps de l’Italie peut finir, il ne peut jamais mourir. 2. Mon chien, au passage des Alpes, s’éveilla. Pauvre trovatello. Un chien de chasse que ses maîtres avaient abandonné, parce qu’il était trop vieux et dorénavant inutile, après avoir taillé – au rasoir – son tatouage, et que j’avais recueilli. Et donc l’animal, dans les yeux duquel se reflétait l’aurore, admirait le paysage, à travers les vitres de la minuscule voiture. Il ne savait pas où nous allions. Moi non plus. Je n’ai jamais vraiment su. J’ai seulement su quels étaient ma route et ma vocation, mon idéal et ma mission. En parfaite logique, j’ai parcouru maints zigzags pour échapper aux voies toutes tracées d’aujourd’hui, torves, aseptisées et veules. Je suis à l’aise seulement sur les chemins qui ne mènent nulle part. Je n’avais pas un sou en poche, ni idée de l’endroit où je pieuterais la nuit prochaine. J’emportais, avec moi, la valise qui contient les épaves rescapées de mes naufrages. J’étais en droit d’avoir le cœur désespéré. A force de brûler la terre derrière moi et de parcourir en tous sens l’Europe et le monde, ça sentait le cramé. [ Commentaire d’Olivier Mathieu (2007) : dans l’édition de 1997, se trouvaient ici deux brèves phrases qui ont été supprimées, parce que sans intérêt littéraire. ] Et mon cœur débordait d’autres regrets, qui ne sont jamais que des parcelles du grand regret qui est né avec moi, qui mourra avec moi – la nostalgie de l’immortalité. J’ai longtemps cru aux êtres, puis aux lieux. L’enfance est le temps des rencontres bénies. Je pleurais, à l’âge de quatre ans, bien souvent, quand un parfum de femme illuminait l’atmosphère, puis s’évaporait à jamais. Comment faire retour à l’enfance ? Ici, ailleurs, qu’importe ? Partout, en tous cieux, mes ancêtres et mes morts, et mes dieux veillent – et le premier d’entre eux, Ogmios, le « Chemin », l’Hercule celte. [ Commentaire d’Olivier Mathieu (2007) : en note, ici, dans l’édition de 1997, j’indiquais : « Sur Ogmios, voir par exemple Jean Markale (Le druidisme), ou encore Françoise Le Roux, Le dieu celtique aux liens, in Ogam, XII. A rapprocher du grec ogmos, chemin ».] J’avais mal à ma tête pansée, la fièvre, les tempes battantes. Pourtant, il fallait conduire, appuyer sur l’accélérateur, traverser le brouillard jusqu’au bout de la nuit. La voiture emmenait deux cicatrices : la mienne, et celle de mon chien. Mon chien qui n’avait pas de tatouage, pas de papiers, pas de vaccins en règle, et qui devait éviter les douaniers et la fourrière, comme le contrebandier et l’idéaliste fuient les gendarmes et la prison. La nuit était une cicatrice. J’avais froid. La frontière était une cicatrice. Et moi, en sautant par dessus, j’accomplissais un beau geste : je luttais contre je sais quels diables liberticides. Je suturais quelque peu mon Europe – mon Europe intérieure – déchirée. Je quittais l’Italie. Moi qui, dès l’âge de quatre ans, voulais « aller à Rome »… A trois heures du matin, la jauge – le voyant de la réserve brûlait depuis longtemps – indiqua zéro. Pleine montagne, quelque part en Savoie. Je consultai une carte. Il restait douze kilomètres jusqu’à la prochaine ville. C’était impossible. Pourtant, je remis le moteur en marche. Faisant effectuer de grandes embardées à la voiture, c’est-à-dire en consumant les dernières et hypothétiques gouttes de carburant, je gagnai un maigre kilomètre. Au sommet de la côte, le moteur hoqueta, et s’arrêta définitivement. Je me laissai aller, en roue libre – au point mort. Je roulerais, oui, jusqu’où je pourrais… Advint un miracle : onze kilomètres en descente m’attendaient. Et au garage, fermé à cette heure, devant lequel vint échouer la guimbarde, il y avait un distributeur automatique d’essence. Plus loin, je clignai de l’œil au Soleil, qui venait d’apparaître. C’est à Paris que je me suis fait ôter, par le médecin qui avait jadis diagnostiqué le cancer de ma mère, les points de suture dont on m’avait, deux semaines avant, cousu le crâne à Florence… 3 Paris, janvier 1996 F. m’a offert, quinze jours, son hospitalité. Le temps que je trouve une chambre, et de quoi survivre. Au mur, F. avait accroché un de mes autoportraits. Dans sa bibliothèque, tous mes livres étaient rangés. J’ai passé un peu plus de onze mois à Paris. Mon chien – il s’appelle Però – aussi. Il m’a accompagné – je suis un paria dans le pays de ma naissance. Però s’est contenté, lui le segugio des espaces toscans, d’un tout petit coin dans l’angle d’une piaule, et des gaz d’échappement du bitume parigot. Et moi, avec toutes les casseroles qui me traînaient au cul, j’ai réparé mon armure. Peu propice aux chevaliers, ce siècle. D’accord et tant pis. Au milieu de l’été, Però fut opéré d’une tumeur cancéreuse. Le soir d’après l’opération, 30 rue B. où j’avais loué cette chambre de bonne – huit mètres carrés au sixième étage – je le pris dans mes bras, comme chaque jour, afin de l’emmener faire sa promenade. Car Però, chien traumatisé, ne savait ni monter, ni descendre les escaliers. Rue B., il y avait plus de cent vingt marches. Quand je fus parvenu dans la cour, je le regardai. Ses points de suture avaient lâché. Le sang coulait. Però gémissait, suffoquait. Il m’interrogeait du regard, lui aussi. Je crus qu’il allait mourir. Mourir ? [ Commentaire d’Olivier Mathieu (2007) : dans l’édition de 1997, se trouvaient deux brèves phrases qui ont été supprimées. La plupart des prénoms et des lieux ont été réduits, ici, à leurs seules initiales.] Les jours ont succédé aux jours, les semaines aux semaines. C’est long, uploads/Litterature/ olivier-mathieu-une-cicatrice-recit-paru-en-1997.pdf
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- Publié le Jul 10, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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