ALEXANDRE POUCHKINE EUGENE ONEGUINE roman en vers traduit par André Markowicz P

ALEXANDRE POUCHKINE EUGENE ONEGUINE roman en vers traduit par André Markowicz Pétri de vanité, il avait encore plus de cette espèce d’orgueil qui fait avouer avec la même indifférence les bonnes comme les mauvaises actions, suite d’un sentiment de supériorité, peut-être imaginaire. Tiré d’une lettre particulière. Au monde froid inapte à plaire Quand l’amitié m’offre sa voix, J’aurais voulu, Pletniov, te faire Un présent plus digne de toi, Digne d’une âme de droiture, A la pensée emplie d’honneur, De poésie vivante et pure, De rêves hauts et de candeur ; Mais quoi — accepte d’aventure Ce lot de strophes bigarrées, Moitié comiques, moitié tristes, Terre à terre et idéalistes, Frivoles fruits de mes soirées, Nuits d’insomnie, songes rapides, Elans fanés à peine verts, Remarques d’un esprit lucide, Observations d’un cœur amer. CHAPITRE PREMIER “Impatient de vivre et pressé de sentir… ” P. Viazemski. I “Mon oncle, un homme de morale, Lorsqu’il sentit qu’il trépassait, Força l’estime générale Et se tailla un franc succès. L’exemple, certes, nous inspire ; Mais quel ennui peut être pire Que de rester, des nuits durant, Attendre au chevet d’un mourant ? C’est une ignominie perfide Qu’un presque-mort à égayer, Lui arranger ses oreillers, Compter ses gouttes, l’air languide, Et, soupirant, penser tout bas : “Satan ne te prendra-t-il pas ?” II Ainsi, volant de coche en coche, Pensait un jeune et fier gandin, Seul héritier de tous ses proches Sur vœu suprême de Jupin. Amis de mes premiers poèmes ! Sans préambule, à l’instant même, Présentons-le tout uniment : C’est le héros de mon roman. Mon bon camarade Onéguine Naquit, lecteur, à Pétersbourg, Où vous aussi vîtes le jour Et vous brillâtes, j’imagine ; Jadis, j’y flânais jour et nuit : Mais le climat du nord me nuit. III Commis intègre de l’empire, Son père allait en s’endettant Et se ruinait comme on respire Tout en donnant trois bals par an. Sur Evguéni veillaient les anges, Madame avait soin de ses langes ; Monsieur survint quand il grandit. L’enfant était vif, mais gentil. Monsieur l’abbé, pour qui l’étude Devait distraire le bambin, Parlait de tout d’un ton badin, Fuyait toute morale rude Et le tançait sans insister En flânant au Jardin d’Eté. IV Quand des orages de jeunesse Pour Onéguine vint le temps, Troubles espoirs, tendres tristesses, Monsieur fut chassé promptement. Mon Onéguine est libre, il vole : Coiffé à la dernière école, Vêtu comme un dandy, enfin Il voit le monde, il en a faim. C’est un français irréprochable Qu’il employait dans tous les cas, Dansait fort bien la mazurka Et s’inclinait d’un air affable — Chacun l’aima en le jugeant Aussi charmant qu’intelligent. V Nous avons tous acquis nos lettres A la légère, à bouts fortuits ; Il ne faut pas être grand prêtre Chez nous pour avoir l’air instruit. Evguéni, d’après la censure De gens sérieux, à la dent dure, Etait savant et vétilleux. Il avait ce talent heureux, Dans l’entretien, avec aisance, D’avoir pour tout un argument Mais de se taire gravement Pour les affaires d’importance Et les sourires féminins Naissaient à ses bons-mots soudains. VI Le latin est passé de mode : Pour vous le dire en vérité, En latin, quoique sans méthode, Il déchiffrait un mot cité, De Cicéron savait deux titres, Mettait “vale” en fin d’épître, Et disait, un peu de travers, De l’Enéide deux-trois vers. Fouiller la poudre des chroniques, La sombre histoire du passé, N’excitait guère sa pensée, Mais les récits anecdotiques De Romulus jusqu’à nos jours, Il les gardait avec amour. VII Privé de la passion sublime D’offrir aux sons ses jours de vie, Il confondait rythmes et rimes Quoi que chacun de nous y fît. Il critiquait Homère, Eschyle, Mais lisait Smith, car plus utile, Et donnait dans l’économie, Jugeant pourquoi il est permis De mépriser le numéraire A la nation peu riche en or Qui, prospérant, bénit le sort D’avoir la matière première. Son père n’y comprenait rien Et il hypothéquait ses biens. VIII Je ne veux pas dresser la liste Des connaissances d’Evguéni ; Mais ce qu’il savait en artiste, Où il touchait le vrai génie, Ce qui, dès son adolescence, Lui fut joies, fêtes et souffrances, Ce qui meublait le moindre instant De son ennui débilitant, — C’était ce que chantait Ovide, La science aimable des passions, Qui lui valut sa perdition Dans une vie faste et languide, Au bout du monde, en Moldavie, Si loin de sa chère Italie. IX ………………………………… ………………………………… ………………………………… X Comme il savait être hypocrite, Sembler jaloux, cacher l’espoir, Détromper pour tromper plus vite, Porter sa croix, le regard noir, Etre soumis, plein d’arrogance, Prévenant dans l’indifférence, Savait se taire avec langueur, Faire ardemment parler son cœur, S’épancher au fil de la plume, — Un seul amour, un seul élan, Comme il s’offrait avec talent, Et ses yeux, tendres de coutume, Savaient, pudiques et pressants, Briller d’un pleur obéissant. XI Frappant, badin, l’âme innocente, Comme il savait sembler nouveau, Passer des flatteries plaisantes Au désespoir juste à propos, Saisir une émotion timide, Vaincre des préjugés candides Par la passion et par l’esprit, Attendre un baiser incompris Forcer l’aveu, l’ardeur secrète, Surprendre un premier son du cœur, Presser l’amour, saisir la fleur, Gagner soudain un tête-à-tête… Et là, tranquille, sans façon, Ouvrir de vastes horizons ! XII Comme il savait troubler les âmes Des froides reines de nos bals ! Et s’il voulait vouer aux flammes Un ennemi ou un rival, Ce fiel qu’on le voyait répandre ! Ces pièges qu’il savait lui tendre ! Mais vous, les bienheureux maris, Vous, vous restiez ses bons amis : Tous le choyaient, — l’époux cynique, Ancien disciple de Faublas, Et le vieillard méfiant et las Et l’autre cocu magnifique, Content de soi et d’être né, D’avoir sa femme et son dîner. XIII. XIV. ………………………………… ………………………………… ………………………………… ………………………………… XV Parfois, il se réveille à peine, Il trouve des petits cartons. Quoi ? On l’invite ? Belle aubaine, On le voudrait dans trois maisons : Bal ou soirée d’anniversaire, Mon chenapan, que va-t-il faire ? Où commencer ? Nous verrons bien : Aller partout ne coûte rien. Mais, dans sa mise matinale, Coiffé d’un large bolivar, Onéguine court au boulevard Humant la fraîcheur boréale, Puis son Bréguet qui ne dort pas Lui sonne l’heure du repas. XVI Le soir, déjà ; son traîneau glisse, Si vite qu’il effraie les gens ; Le givre luit sur sa pelisse Et tremble en poussière d’argent. Il file chez Talon; il dîne En compagnie de Kavérine. Il entre — un jet mousseux d’Aÿ De la comète qui jaillit ; Il s’offre du roast-beef qui saigne, Des truffes, luxe de nos jours, Et du foie gras fait à Strasbourg, Tout ce par quoi la France règne, Puis, couronnant le roquefort, Un ananas de sucre et d’or. XVII La soif appelle encor des coupes Pour le jus gras du faux-filet ; Mais le Bréguet prévient les troupes : C’est l’heure du nouveau ballet. Apre législateur des planches, De quelque actrice à la peau blanche Toujours volage adorateur, Reçu en citoyen d’honneur, Onéguine vole au théâtre, Où, respirant la liberté, On applaudit deux-trois portés Pour siffler Phèdre et Cléopâtre Mais appeler Moïna (pourquoi ? Pour dominer les autres voix.). XVIII Pays magique ! Fonvizine, Maître en satire, âme sans peur, Eut là sa gloire avec Kniajnine, Tragi-comique imitateur ; Ozérov dut l’involontaire Tribut des larmes populaires A la jeune Sémionova. Là, Katénine raviva L’âme sublime de Corneille ; Là, Chakhovskoï tira parti De ses caustiques comédies, Là, Didelot fit des merveilles, A l’ombre des coulisses, là Où ma jeunesse s’envola. XIX Où êtes-vous, déesses, grâces ? Vers vous ma voix monte, oppressée : Qui sait si d’autres vous remplacent Sans avoir su vous remplacer ? Vos chœurs, les entendrai-je encore ? Verrai-je notre Terspichore Voler sur scène, l’âme en feu ? Ou ne trouvant en votre lieu Que des traits oublieux des vôtres, Tenterai-je d’y promener Un lorgnon désillusionné, Spectateur de la joie des autres, Et porterai-je mon ennui, En repensant aux jours enfuis ? XX La foule attend ; les loges brillent ; Fauteuils, parterre, tout reluit ; Le poulailler, pressé, frétille, Et, s’élevant, le rideau bruit. Aérienne, étincelante, Au seul archet obéissante, Un chœur de nymphes l’entourant, Se tient Istomina ; touchant D’un pied les planches, de l’autre, elle Dessine un cercle calculé, Et, là, un saut, et, là, ailée (La plume, ainsi, qu’Eole appelle), Taille pliée et dépliée, Battant du pied son autre pied. XXI Tout applaudit. Entre Onéguine, Poussant un pied à chaque pas ; D’un lorgnon double il examine Les dames qu’il ne connaît pas. Ses yeux parcourent chaque étage, Voient tout : les mises, les visages, Le mécontentent tant et plus ; D’un hochement vif, il salue Les cavaliers, tourne la tête Vers la scène, puis jette un œil Autour de lui dans les fauteuils Et dit : “Tous bons pour la retraite ; Le ballet, ça passait encor, Mais même Didelot m’endort.” XXII Amours, démons, dragons factices Vrillent encore et font uploads/Litterature/ oneguine-complet.pdf

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