Culture & Proximité n°‑10 Monter un café littéraire aujourd’hui P our passionna
Culture & Proximité n°‑10 Monter un café littéraire aujourd’hui P our passionnante qu’elle soit*, l’histoire des cafés dits littérai‑ res renvoie davantage aux fiefs de l’intelligentsia parisienne, aux refuges des poètes et peintres bohèmes, au berceau de l’existen‑ tialisme qu’à la réalité contemporaine. Témoins de ce passé artistique et intellectuel prestigieux, les quelques établissements qui subsistent ne touchent guère le grand public. Or, aujourd’hui, c’est précisément le souci d’accessibilité qui motive l’ouverture d’un certain nombre de lieux arborant l’étiquette de café littéraire. Nous avons visité et rencontré les fondateurs de La Maroquinerie (Paris, XXe) et du Bouquin Affamé (Clichy, Hauts-de- Seine). Loin d’avoir pignon sur rue, les maisons d’édition n’y décer‑ nent pas de prix et on y voit peu d’auteurs en vogue. Peu leur importe !Symptomatiques d’une nouvelle génération d’équipements culturels de proximité, leur vocation est ailleurs : cercles d’amateurs éclai‑ rés, bibliothèques de rue, spectacles, circulation d’inédits, soutien à l’écriture… Plaisir solitaire et silencieux, la lecture se partage aussi à voix haute, devenant moteur de l’échange et sans doute de nouveaux modes de sociabilité. * Lire à ce sujet l’abondante production de Gérard Georges Lemaire, historien, spécialiste de la question : Cafés d’artistes à Paris, hier et aujourd’hui, l’Europe des cafés ou le Monde de l’éducation, de la culture et de la formation, n° 244, pp. 59 à 63 «‑Ce qui meurt aujourd’hui, ce n’est pas le café, c’est le bistrot de l’après-guerre, qui avait en son temps tué le “café splendide“ du siècle dernier, lui-même assassin du “café à la française“. L’avenir nous dira ce qui est destiné à prendre sa place…‑» Jean-Claude Bologne Histoire des cafés et des cafetiers - Éditions Larousse Culture & Proximité n°‑10 P ar une étrange coïncidence, les recherches de locaux que menaient Patricia Pailleaud et ses deux associés, Michel Pintenet et Corinne Léonet, pour concrétiser leur projet de café littéraire aboutirent à l’emplace- ment de la Bellevilloise (lire encadré). «‑Pourtant, il n’y a pas de nostalgie de notre part, précise Patricia. Nous avons bien sûr été séduits par les cor‑ respondances entre nos envies et le passé. Ce fut comme un clin d’œil de l’histoire, le prolongement d’une forme d’utopie sociale. Mais l’origine de la Maroquinerie, c’est notre sou‑ hait de répondre à une réalité très actuelle, banalisée‑: le besoin de lieux de rencontres, dans tous les sens du terme‑: à Paris, la solitude est une réa‑ lité prégnante (célibataires, personnes âgées…) Rompre avec les modèles existants Si notre longue expérience profes‑ sionnelle –‑c’est un atout d’avoir la qua‑ rantaine‑!‑– ne nous met pas à l’abri de toutes les erreurs, elle nous a permis de capitaliser des enseignements, de mesu‑ rer les limites d’une multitude de lieux culturels. Organiser des concerts diffé‑ rents chaque soir est excitant mais extrê‑ mement frustrant : on ne peut appro‑ fondir les relations ni avec le public, ni avec les artistes. C’est de la consomma‑ tion. L’acte créatif se vide presque de son contenu. Le café, espace public, ouvert en permanence, libre d’accès, reste au cœur des modes de communication. En y croisant plusieurs disciplines, nous pro‑ posons d’autres formes d’entrée dans un lieu culturel, à l’image de la Hollande, la Belgique ou l’Autriche… Les ressorts de la convivialité Au-delà des activités elles-mêmes –‑lectures, débats, concerts acous tiques‑– ce qui compte, c’est l’esprit qui règne ici. Nous voulions un lieu spacieux, lumineux‑! Situé au fond d’une cour intérieure, un peu en retrait de la rue, ce café créé de toutes piè‑ ces favorise une certaine intimité. L’architecte, Pascal Mazzacane, spé‑ cialiste des espaces privatifs, a apporté un côté chaleureux. Le décor intérieur reste suffisamment sobre pour ne pas figer les choses. Grâce aux grandes baies vitrées, le regard a toujours une perspective. Et l’été, le patio incite aux circulations entre le dehors et le dedans. Lorsque des auteurs animent des soirées, d’autres invités sont réunis autour d’eux pour inclure d’emblée une dimension de rencontres. Interve‑ Inauguré en mai dernier, ce café de Ménilmontant propose la découverte d’univers créatifs à travers la littérature, la musique et l’image. nants et clients dînent dans la même salle. Le temps d’exposé est volontai‑ rement limité pour encourager le dia‑ logue direct sans médiation de tribune. En supprimant cette barrière physique, la relation est autre, il ne s’agit pas de spectacle. L’échange se déroule en toute simplicité. De grandes tables permettent aux gens de s’installer côte à côte, de nouer facilement contact, avant et après. La diversité des soirées – tantôt drôles, tantôt «intellos» – répond à la diversité du public. Et s’il se trouve que parmi nos habi‑ tués, quelques-uns sont écrivains, ce n’est pas leur seule présence qui fait que nous sommes un café littéraire, La bellevilloisE, LIEU DE MÉMOIRE À la fin du siècle dernier, une vingtaine d’ouvriers fondent une coopérative de consomma‑ tion‑: la Bellevilloise. La rue Boyer, où elle fixe son siège, va regrouper des commerces (épicerie, charcuterie, boulangerie), un café, une salle des fêtes… Cette entreprise florissante, pionnière dans les œuvres sociales (bibliothèque, caisses de solidarité…), durera jusqu’en‑1937. Avant l’ouverture, empruntant à Hermann Hesse le personnage d’Harry Haller du Loup des Steppes, Michel Pintenet s’imaginait ainsi les lieux ‑: «‑Arrivé au coin de la rue Boyer, Harry est attiré par une façade étrange de briques oranges aux inscriptions péremptoires‑: “Science – Travail – la Bellevilloise“. […] Une porte cochère est largement ouverte au numéro 23 […]‑: la‑ Maroquinerie. Il pousse une porte vitrée et se retrouve dans une cour intérieure. Le‑soleil réchauffe une‑dizaine de personnes assises à des tables de bistrot. Certains lisent, d’autres discutent doucement par groupes de deux ou trois. Il règne dans cet espace une tranquille douceur.‑» La Maroquinerie La Maroquinerie, carrefour des cultures Paris, XXe Culture & Proximité n°‑10 puisqu’ils sont là incognito. Place aux inédits ! Un de nos partis pris porte sur la découverte de textes inédits. Dans notre petite bibliothèque, les écrits se présen‑ tent sous forme de documents reliés. Cette neutralité de l’objet se perd lors‑ que les livres sont déjà manufacturés pour la consommation. En marge des circuits éditoriaux, l’inédit réconcilie tous les genres. Cette mise à portée des textes, ce soutien à la pratique d’écriture sont contagieux‑: il n’est pas rare que les emprunteurs de documents apportent ensuite leurs propres manuscrits. Si le succès des lectures d’inédits reste local, il rappelle combien il y a à partager autour d’un texte qu’on donne à entendre publiquement. Cette pratique est très répandue dans les pays anglo-saxons. Ni avant-postes des maisons d’édi‑ tions, ni « psychologues » valorisant des individus à travers leur plume, nous créons simplement un carrefour pour que circulent des textes entre des auteurs et des lecteurs. Pas de territoires clos Notre optique de lieu de proximité supposait qu’il soit éloigné des gran‑ des artères et fréquenté d’abord par ceux qui l’entourent. Au quotidien, la rue est largement cliente et la venue d’Untel ou Untel est un gage de notre intégration. Délibérément, les médias parisiens n’ont pas été informés de l’inauguration. L’après-midi, ici comme ailleurs, nos clients sont entre autres des personnes en difficulté (chômage, RMI…). En les écoutant se raconter au comptoir, on se positionne plus en terme de citoyen‑ neté que d’action sociale. Le pari est que le lieu soit suffisamment attirant pour permettre des contacts fructueux. Nous ne sommes pas le centre du monde, ni des sauveurs, juste un point de croisement offert à des initiatives éclatées. De nombreux artistes nous sollicitent pour être programmés. En fonction de notre ligne éditoriale, il nous arrive de proposer des mises en relation pour tendre vers des projets plus thématiques, contribuant ainsi à une mise en perspective de leurs travaux. Elle-même en quête d’apprentissage, la Maroquinerie est active dans les partenariats formels ou informels avec les associations locales et tend à s’ins‑ crire dans un réseau. Tout récemment, nos locaux ont accueilli les réunions de fondation des Amandines, première régie de quartier de la capitale. Place au public‑! Un lieu comme le nôtre vit par l’ini‑ tiative de ses fondateurs mais aussi par celle de son public. La Maroquinerie n’est pas notre chose, mais un outil, à échelle humaine, à disposition des uti‑ lisateurs. Et lorsqu’on apprend a poste- riori qu’un club de recherche d’emploi ou d’historiens s’y réunissent régulière‑ ment, le pari est gagné‑! L’idée qu’il est possible pour le public d’occuper une place active dans les lieux culturels m’est chère‑: une carte de membre utilisateur vient d’être lancée. Nous devons être une force de proposition. D’où l’idée par exemple de lancer des cercles de lec‑ ture. Si plusieurs adhérents sont séduits par le même auteur, on pourra envisa‑ ger d’organiser ensemble sa venue. De telles expériences sont forma‑ trices pour ceux que les profes‑ Aperçu de la programmation •‑Régulièrement, des rencontres autour d’une personnalité, comme Bruno Letort (responsable de l’émission de Radio France Tapage nocturne) pour les musiques nou‑ velles (portraits des compositeurs Hector Zazou, John Lurie, Glenn Branca), Edgar Morin invité sur les lieux de son enfance à parler des cultures populaires et de l’ef‑ fervescence. •‑Chaque trimestre, un week-end de uploads/Litterature/ cafelitteraire 1 .pdf
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- Publié le Jui 09, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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