Organdi http://www.organdi.net ISSN 1630-7712 Organdi#2 : corps et civilisation

Organdi http://www.organdi.net ISSN 1630-7712 Organdi#2 : corps et civilisation Piercing et modifications corporelles en Occident de la revendication du rituel à l’interprétation par le rite par Bruno Rouers Depuis quelques années, les modifications corporelles ont pris dans les sociétés occidentales une expansion remarquable et il est difficile de dire si elles rentrent dans le cadre d’un phénomène de mode ou si elles manifestent une nouvelle approche du corps. La pratique du tatouage est ancienne et s’est considérablement développée depuis un siècle dans nos sociétés, celle du piercing ne date que de quelques dizaines d’années, celle des implants est encore plus récente. Les professionnels font souvent référence à leur historicité et au caractère universel de la modification corporelle pour légitimer leurs pratiques ; celles-ci étant souvent associées à des rites de passage dans les populations exotiques, nombre d’analystes universitaires les expliquent aussi de cette manière. L’objet de cet article est de montrer que l’interprétation par le rite est difficilement applicable et que nous sommes confrontés à une question plus complexe faisant intervenir des dimensions symboliques, sociologiques, psychologiques, etc. La première partie de ce papier sera consacrée à la philosophie d’un courant actuellement bien développé aux Etats Unis et qui se répand aussi en Europe, essentiellement à partir de la Grande-Bretagne, les "Modern Primitives" qui revendiquent une ritualisation des modifications corporelles en faisant une forte référence à l’historicité de ces pratiques et à l’universalité de leurs principes. Ce mouvement a participé au développement du piercing mais va bien au-delà et tend à explorer les frontières du dernier territoire méconnu, le corps humain. Le second partie sera consacrée à l’interprétation de l’expérience du piercing ou du tatouage comme rituel et comme rite de passage par les pierceurs et les piercés d’une part, par les sociologues et autres universitaires qui ont étudié la question d’autre part. Les « Modern Primitives » A l’origine, un petit noyau d’individus s’intéresse de près aux pratiques de la communauté gay et lesbienne SM (sado-masochiste) de Los Angeles et a donné l’impulsion qui a fait sortir le piercing mais aussi le branding - marquage au fer rouge et plus récemment brûlure au laser - et les scarifications de ces cercles fermés . Parmi eux se trouve un milliardaire américain Doug Malloy, devenu par la suite un des « historiens » du piercing - qui a cependant attribué à certains une origine douteuse - et un individu devenu immensément célèbre dans ce milieu qui a adopté le pseudonyme de Fakir Musafar du nom d’un soufi indien du siècle dernier (1). A la différence des punks qui expriment par des pratiques d’origine tribale (coiffures, piercing) leurs désillusions face au monde moderne, les "primitifs modernes" vantent les bienfaits des modifications corporelles et parlent de la métamorphose de leur corps comme d’une élévation ou d’une sublimation ; ils recherchent par ces méthodes une richesse tant émotionnelle que spirituelle ou sexuelle. L’importance de la douleur est fondamentale et son dépassement permet d’atteindre des niveaux extatiques que le monde moderne ne connaît plus. Ils tentent d’assouvir ce qu’ils nomment "l’impulsion originelle" (primal urge) de faire quelque chose avec leur corps. Le fakir Musafar, créateur du Magazine « Body Play and Modern Primitives Quarterly » définit le body play comme une "modification délibérée et ritualisée du corps humain. C’est un besoin universel qui semble transcender les frontières temporelles et culturelles" (2). L’expression "Modern Primitive" est revendiquée par le Fakir et date de 1967. Il déclare à ce propos :"Nous avons employé le terme pour désigner une personne non tribale répondant à des besoins originels et faisant quelque chose avec son corps. Il y a une tendance actuelle très forte, chez certains jeunes, à se faire percer et tatouer. Certains le font comme une ’réelle’ réponse à un besoin originel, et d’autres le font pour ’s’amuser’, ils ne sont pas sérieux et ne savent pas ce qu’ils font " (Vale & Juno, 1989 : 13). Selon lui, il existe sept manières différentes de modifier ou de modeler le corps : • la contorsion (comme par exemple : le port de chaussures à talons haut, le bandage du pied, l’élargissement des piercings...) • la constriction : compression, bondage, corsets, ceintures.. • la privation : jeûne, privation de sommeil, restriction des mouvements, isolation sensorielle • la gêne : port de bracelets ou d’anneaux de cheville, d’entraves, de chaînes... • le feu : brûlures, marquage au fer (branding), tannage par le soleil.. • la pénétration : intrusion, flagellation, piercing, tatouage, lits de clous.. • la suspension : pendaison à une croix, suspension par les poignets, les chevilles, la taille, ou par les piercings.. (Vale & Juno, 1989 : 15) La majorité des performances du Fakir consiste en des reconstructions de rites tribaux comme ceux des sadhus indiens qui cousent des noix de coco sur leur corps ou suspendent des fruits à des chaînes fixées sur leur dos pour expérimenter des états extatiques. Il est aussi un adepte du corset et cette passion vient d’une lecture de documents sur le peuple Ibitoe de Nouvelle- Guinée. Il s’agit chez eux d’un rite initiatique : lorsqu’un jeune garçon arrive à l’âge adulte, on lui écrase la taille dans une ceinture de bois si serrée que ses côtes ressortent. Lorsque le garçon a revêtu cette ceinture, il est nommé ibitoe et a droit à tous les privilèges qu’on accorde à un adulte dont celui de pouvoir être choisi par une femme. Selon le Fakir, le but de cette initiation est de faire comprendre aux jeunes garçons « qu’ils ne sont pas leur corps », qu’ils vivent seulement dedans. Il est aussi un des rares blancs qui ait réalisé un rituel des indiens Mandans appelé O-Kee-Pa ou "Sundance" durant lequel les jeunes initiés, pour obtenir le statut d’homme et de guerrier, devaient se faire suspendre par des crochets placés dans le dos, la poitrines, les bras ou les cuisses pendant plusieurs heures. Cette cérémonie fut décrite et illustrée en 1867 par un peintre qui a voulu témoigner de la grandeur des Indiens d’Amérique du Nord et qui vécut huit ans parmi les tribus des Grandes Plaines du Centre, George Catlin. Ce rite initiatique donne à ses membres une expérience commune et identificatrice dans la douleur et dans un cadre rituel qui les prépare à supporter les vicissitudes de leur existence et de celle de la communauté. Le Fakir a réalisé plusieurs fois cette suspension au moment du solstice d’été mais n’a plus en principe le droit d’employer l’expression « sundance » suite aux protestations des Indiens Mandans. En conclusion de cette première partie, il faut noter que ce mouvement des "modern primitives" ne nie pas la modernité dans son ensemble, certains de ses membres se qualifiant même de "technochamanes". Il remet en cause l’engourdissement psychique (psychic numb) de notre société ; pour y remédier, ses adeptes exécutent des simulacres de rituels complètement décontextualisés puis recontextualisés. Ces expériences individuelles sont souvent pratiquées au sein d’un petit groupe d’adeptes ou devant un public lors de performances (et il ne faut pas non plus omettre le caractère commercial et souvent lucratif de ces prestations : le Fakir possède à Los Angeles un lieu où il organise des ateliers de body piercing et de branding). Le piercing interprété comme rite de passage Le professionnel du piercing se considère parfois comme officiant d’un rituel : Joe, un professionnel qui travaille dans un studio appelé "Rites of Passage" à Allston (Mass.) déclare « je considère tout piercing comme un rituel pour moi, parce qu’il y a un moment où les clients doivent avoir une pleine confiance en ce que je fais et que je travaille avec leur corps... que le contact devient une compréhension de leurs besoins et de leurs motivations. Ce que je fais est d’essayer de créer ce contact et d’imprégner mon esprit de la personne que j’ai à piercer ; je transmets ses besoins à l’univers comme une sorte de prière, de sorte qu’ils soient réalisés. C’est presque analogue au travail du guérisseur ou du shaman » et il ajoute : « les modifications corporelles sont un moyen de trouver son corps et d’essayer de considérer son âme et son corps comme des entités interconnectées » (4). On trouve quelques autres témoignages similaires mais il faut dire que la plupart des discours des professionnels évoque la notion de rite de passage pour leurs clients, ou pour eux-mêmes mais à l’occasion de leurs propres expériences de piercing. Il est utile de faire ici une parenthèse pour parler d’un autre type de piercing qui est lui régulièrement considéré comme faisant partie d’un rituel, le play-piercing. Dans la communauté SM, le piercing peut faire partie des séances de domination. Alors que dans le piercing classique, l’objectif est la pose du bijou, dans le play- piercing, c’est l’acte du piercing lui-même qui est recherché. Un bijou peut être posé mais ce n’est pas toujours le cas et en général on se contente de percer les zones érogènes avec des aiguilles relativement fines. Ce type de piercing est effectué parfois par des pierceurs uploads/Litterature/ organdi 2 .pdf

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