Palimpsestes Revue de traduction 25 | 2012 Inscrire l’altérité : emprunts et né

Palimpsestes Revue de traduction 25 | 2012 Inscrire l’altérité : emprunts et néologismes en traduction L’altérité dans le texte : entre report et emprunt, entre occasionnel et durable Muguraş Constantinescu Édition électronique URL : http://palimpsestes.revues.org/1829 DOI : 10.4000/palimpsestes.1829 ISSN : 2109-943X Éditeur Presses Sorbonne Nouvelle Édition imprimée Date de publication : 12 octobre 2012 Pagination : 185 – 201 ISBN : 978-2-87854-568-9 ISSN : 1148-8158 Référence électronique Muguraş Constantinescu, « L’altérité dans le texte : entre report et emprunt, entre occasionnel et durable », Palimpsestes [En ligne], 25 | 2012, mis en ligne le 01 octobre 2014, consulté le 01 octobre 2016. URL : http://palimpsestes.revues.org/1829 ; DOI : 10.4000/palimpsestes.1829 Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée. Tous droits réservés Muguraş Constantinescu 1 L’altérité dans le texte : entre report et emprunt, entre occasionnel et durable Nous nous proposons dans cet article de réfléchir sur la place de l’emprunt et du report comme « inscripteurs » d’altérité dans le texte littéraire, original et traduit, chez deux auteurs d’expression française et d’origine étrangère. Il s’agit, d’une part, de Panaït Istrati, écrivain roumain d’expression française qui publie ses romans dans les années 1920 et, d’autre part, de Tahar Ben Jelloun, auteur marocain contemporain qui écrit en français. Les deux écrivains, ayant choisi la même langue d’écriture, se proposent de faire connaître au public de leur texte français une autre histoire, une autre culture, un autre espace, par une pratique soutenue de l’emprunt, dans ses variantes occasionnelle et durable (Ballard, 2003). Chez eux, les emprunts – unités de langue incorporées dans une autre langue de façon durable – et les reports – emprunts occasionnels à usage personnel et souvent éphémère – participent d’une importante stratégie textuelle à visée culturelle, utilisée également lors de leur traduction ou auto-traduction ; d’ailleurs, l’emploi du report a en général pour but de « préserver la spécificité d’un élément du TD ou de créer de la couleur locale » (ibid. : 154). Malgré l’écart temporel et culturel, ainsi que la différence de position tra- ductive, les deux auteurs se rencontrent par le recours prégnant au report et à 1. Article réalisé dans le cadre du projet PN-II-ID-PCE-2011-3-0812, Traduction culturelle et littérature(s) francophone(s) : histoire, réception et critiques des traductions. Palimpsestes 25.indd 185 12/09/12 10:12 186 Muguraş Constantinescu Palimpsestes 25 l’emprunt, par leur désir de donner au français dans leurs livres des couleurs et arômes porteurs de spécificité culturelle. Le cas d’Istrati est particulièrement intéressant car, n’étant pas parfaite- ment bilingue et ne connaissant pas suffisamment le français au début de sa carrière, il rédige ses livres « en français d’autotraducteur » (Lenz, 2007 : 182). Selon ses propres témoignages, il écrit à l’aide du dictionnaire et avec l’appui des rédacteurs et amis de la revue Europe, soutenu et encouragé par son protecteur Romain Rolland. Soucieux de faire connaître son altérité au public de langue française, Istrati incorpore dans ses textes de nombreux termes étrangers, principalement roumains mais aussi d’origine balkanique, dans la mesure où ses récits ont pour cadre l’espace balkanique en général et l’espace roumain en particulier. Son français bariolé, parfois un peu bizarre, est d’autant plus attirant pour ses lecteurs de l’époque que les nombreux emprunts et reports dans le texte créent un effet d’étrangeté et de « corps étranger » ; son succès immédiat avec Kyra Kyralina, rapidement traduit dans plusieurs langues, en témoigne. Notre analyse cherche à débusquer les éléments qui produisent cet effet de langue insolite, émaillée d’inscripteurs d’altérité, lors de l’auto-traduction vers la ­ langue maternelle de l’auteur. Pour ce qui est de Tahar Ben Jelloun, il est bilingue : le français ne lui pose pas de problèmes de rédaction puisqu’il a fait ses études, enseigné la philo- sophie et pratiqué le journalisme en français. Si l’on pense qu’ont été décisifs pour son départ en France l’arabisation vers 1971 de l’enseignement supérieur au Maroc, et le fait que Ben Jelloun ne se sentait pas préparé pour dispenser des cours de philosophie en arabe, on pourrait dire que c’est plutôt l’arabe, promu, sans préparation préalable, langue du discours scientifique, qui lui pose certains problèmes de terminologie. Comme son univers romanesque porte le plus souvent sur le monde maghrébin, notamment le Maroc, son français est parsemé de termes arabes, inscripteurs d’altérité, à forte charge culturelle, qui sont tantôt des emprunts tantôt des reports. L’analyse comparée de quelques fragments choisis du roman La Nuit de l’erreur et de sa version roumaine montre les changements que ce type de termes subit lors du passage vers une langue étrangère. Nous allons donc procéder à une analyse comparée de l’original et de son auto-traduction vers la langue d’origine dans le cas de Kyra Kyralina, et entre l’original et sa traduction allogène vers une langue étrangère dans celui de La Palimpsestes 25.indd 186 12/09/12 10:12 L’altérité dans le texte 187 Inscrire l’altérité : emprunts et néologismes en traduction Nuit de l’erreur. Malgré les différences de position traductive de leurs traduc- teurs, les deux romans choisis comme corpus sont représentatifs de l’inscrip- tion de l’altérité dans le texte. Ils nous intéressent par leur importante charge culturelle et leur type d’écriture accueillant de nombreux termes étrangers. Ils ont également fait l’objet de nombreuses traductions vers d’autres langues, mais nous nous concentrons dans cet article sur le roumain. Cette analyse nous permet de voir le jeu entre altérité/identité, hétérogé- néité/homogénéité, étrangeté/familiarité lors du processus de traduction et d’observer les stratégies dont dispose le traducteur pour gérer l’effet de corps étranger dans le texte cible. Elle est aussi l’occasion d’étudier comment un terme à valeur d’emprunt dans le texte original peut devenir report dans le texte traduit, et comment un terme à valeur de report dans le texte source peut (re)devenir terme courant dans le texte auto-traduit, comment la dimension culturelle du texte peut être associée à l’étrangeté ou à la familiarité, selon le public auquel il est destiné. Panaït Istrati et les différents degrés d’auto-traduction Le choix de Panaït Istrati concernant sa langue d’écriture s’explique par l’admiration avouée qu’il éprouve envers son maître et protecteur Romain Rolland et également envers la littérature et culture de langue française. Y contribue sans doute le rêve de se faire mieux connaître à travers une langue de grande circulation. Son écriture « en français d’autotraducteur », comme on l’a dit, passe, au moins pour les premiers romans, dont Kyra Kyralina 2, vraisemblablement par un processus d’auto-traduction 3, complété par la consultation de dictionnaires et des discussions avec des locuteurs natifs. Ce fait est attesté par sa correspondance et par ses aveux dans divers entretiens ; on pourrait parler dans ce cas d’un « premier degré d’auto-traduction », du roumain vers le français, mais d’une traduction particulière où le texte source n’existe pas vraiment, flottant dans les limbes de l’entre-deux langues, sans laisser de traces écrites. 2. Tous les exemples tirés du texte d’Istrati renvoient, sauf exception mentionnée, à l’édition bilingue de 1994. 3. Nous avons affaire ici au travail entrepris par quelqu’un qui ne connaît pas bien la langue (étrangère) dans laquelle il écrit et, par conséquent, ne s’exprime pas spontanément dans cette langue mais passe d’abord par un processus de traduction. Palimpsestes 25.indd 187 12/09/12 10:12 188 Muguraş Constantinescu Palimpsestes 25 Considéré par Romain Rolland comme un « conteur-né », doué d’un « génie de conteur » (Rolland, 1994 [1924] : xxx), Istrati commence à écrire, à l’exhortation de son maître, en français, sans le connaître suffisamment, en un « français de contrebande », avec une « syntaxe barbare », comme il le dit avec auto-ironie (ibid. : vii) ; son texte va être revu par un natif, d’abord Romain Rolland lui-même, puis Bloch et ensuite d’autres collaborateurs, pour la correction de la langue. La collaboration avec des écrivains qui, comme Jean-Richard Bloch, revoient et corrigent le français d’Istrati est plus impor- tante au début de sa carrière, comme le montre une lettre de 1924 adressée à ce dernier : « Et maintenant une question entre nous deux. Il s’agit de l’énorme travail que tu déposes sur mes manuscrits. Cela mon ami, il faut que d’une façon ou d’une autre, le public le sache. » (Istrati, 1988 : 202) 4 Le français est pour Istrati, de son propre aveu, une langue étrangère, apprise tard à l’âge adulte, dépourvue du naturel d’une langue native, mais qui reste pour lui la langue d’élection, celle qu’il préfère, avec très peu d’ex- ceptions, pour l’écriture du texte original : « Même aujourd’hui je ne pourrais pas dire que mon style est suffisamment français. On ne devient pas français à 35 ans et cela en 3-4 ans ». (Istrati : 1924, c’est nous qui soulignons et traduisons.) Son rapport particulier au français conduit à des textes où l’hétérogénéité lexicale est bien visible car, par un processus d’exotisation, des termes rou- mains, turcs, grecs, albanais ou autres émaillent ses textes comme autant d’inscripteurs d’identité pour l’écrivain, d’altérité pour son public, créant un incontestable effet d’étrangeté. À cela on pourrait ajouter une hétérogénéité syntaxique, si l’on considère la façon dont Istrati s’obstine uploads/Litterature/ palimpsestes-1829.pdf

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