labrys, études féministes/ estudos feministas juillet / décembre 2013 -julho /

labrys, études féministes/ estudos feministas juillet / décembre 2013 -julho / dezembro 2013 Devant la tendance néoréglementariste dominante dans la recherche sur la prostitution : perspectives critiques Shanie Roy [1] Résumé: S’inscrivant dans un continuum d’appropriation de la classe des femmes par la classe des hommes, l’exploitation sexuelle des femmes et des jeunes filles est commercialisée, industrialisée, néolibéralisée et mondialisée. L’article propose une étude critique du projet de recherche « Repenser le travail du sexe » dont la chercheure principale est Chris Bruckert du département de criminologie à l’Université d’Ottawa. Le système prostitutionnel y est présenté comme une industrie dans laquelle une meilleure gérance est possible, aidée par la décriminalisation de ses activités, et où « les travailleuses du sexe » peuvent contrôler et améliorer leurs « conditions de travail ». L’auteure de l’article montre comment une telle analyse évacue les rapports d’appropriation et d’exploitation sexuée et sexuelle indissociables et constitutives de la prostitution. À partir de l’épistémologie des survivantes, Shanie Roy souligne aussi que le point de vue des survivantes dénonçant le système prostitutionnel n’est considéré dans aucun volet de la recherche de Bruckert. Mots-clés : prostitution; exploitation sexuelle; travail du sexe; abolitionnisme; féminisme abolitionniste; néoabolitionnisme; règlementarisme; néorèglementarisme; survivantes de la prostitution; femmes-prostituées « Du sexe avec toutes les femmes aussi longtemps que tu veux, aussi souvent que tu veux et comme tu veux. Sexe, Sexe anal. Sexe oral. Nature. Sexe de groupe à 3. Gangbang » pour 70 euros le jour ou 100 le soir (Angrywomenymous, 2013). C’est ce que le Pussy Club en Allemagne, pays autorisant et règlementant la prostitution depuis 2002, diffusait comme promotion dès de son ouverture en 2011 (Fondation Scelles, 2009). Des centaines d’hommes ont alors répondu à l’appel de leurs besoins sexuels : « le weekend de l'ouverture ce sont 1700 clients qui répondirent à l'offre. Des bus vinrent de loin. Les journaux locaux écrivirent qu'il y avait une queue de près de 700 hommes devant le bordel » (Angrywomenymous, 2013). Sur les forums de discussion de clients-prostitueurs, ces derniers soulignaient qu’après quelques heures, les femmes-prostituées ne fournissaient plus à la « demande » (Angrywomenymous, 2013). L’Histoire tend à présenter l’appropriation de la classe des femmes par la classe des hommes à titre de prostituées[2] comme un fait social paradoxalement ahistorique et un pilier de l’organisation sociale sous la logique d’une naturalisation des rapports sociaux. L’évocation familière du « plus vieux métier du monde » ou celle, plus libérale, du « droit à la profession de prostituée », illustre cette tendance à la non prise en compte des rapports de pouvoir historiques qui traversent et encadrent le système prostitutionnel. Le discours social justifiant la prostitution dévoile un entérinement des rapports et des structures d’exploitation formant et gouvernant la classe des femmes (Navarro Swain, 2011; Guillaumin, 1978). « Abolir la prostitution » : cette affirmation programmatique recèle en fait une idée simple : le refus de l’aliénabilité du corps et de la sexualité (ATTAC, 2008). C’est avec ce postulat de base que le texte qui suit vise à recadrer les discours justificatifs de la prostitution dans leur historicité et à décortiquer leur argumentaire pour y déployer une perspective critique féministe abolitionniste[3] révolutionnaire. Bien qu’il serait pertinent d’examiner le discours persistant des (néo)conservateurs ou des prohibitionnistes, le discours dominant sur la prostitution dans les diverses instances et institutions semble actuellement de tendance néoréglementariste. Par ailleurs, un tel discours a pris de l’ampleur au sein du mouvement féministe à travers certains courants de pensées. (Néo)libéralisme et (néo)réglementarisme En tant qu’idéologie dominante du système capitaliste, le libéralisme est véhiculé à travers une grande diversité d’instances, et ce, sous une pluralité de formes et de contenus (Ricci et al,, 1975). Concourant au développement et à la fixation des systèmes de sexe, de race et de classe (Falquet et al., 2010), cette idéologie sert d’ancrage au discours faisant miroiter la libéralisation et la professionnalisation de la prostitution. En présentant les femmes-prostituées comme des « travailleuses du sexe » devant obtenir la liberté de se prostituer, le néoréglementarisme légitime en fait un système d’exploitation soi-disant vieux comme le monde visant à maintenir l’accessibilité et la disponibilité du corps et de la sexualité d’un groupe social principalement composé de femmes et de filles. Comme le souligne Claudine Legardinier, « la prostitution "libre" relève non pas des libertés, mais du libéralisme » (ATTAC, 2008). Cette position sur la prostitution est principalement véhiculée par des organisations mondiales gouvernementales et non gouvernementales, un lobby de proxénètes, les médias, des réseaux d’universitaires, des partis politiques et des syndicats, des organismes et des groupes progressistes ou féministes, ainsi que des associations de « travailleuses du sexe » (Jeffreys, 2009). Aux fondements idéologiques du courant néoréglementariste ou pour la décriminalisation totale de la prostitution, on retrouve le réglementarisme et le prohibitionnisme, qui présentent tous deux, bien que différemment, la prostitution comme « un mal nécessaire ». Autrement dit, on ne peut que l’organiser ou la contrôler (Geadah, 2003). Voilant des visées initiales d’aménagement des méfaits sociaux liées aux activités prostitutionnelles, le courant pour la décriminalisation totale de la prostitution propose que celle-ci soit déstigmatisée, reconnue et organisée « comme tout autre travail ». En concevant comme des « travailleuses du sexe » les femmes exploitées sexuellement par les clients-prostitueurs et les proxénètes, le courant néoréglementariste banalise et normalise les rapports d’exploitation sexuée et sexuelle dans le système prostitutionnel. De ce fait, il présente d’une manière pacifiée les rapports prostitutionnels s’insérant dans l’appropriation des femmes par les hommes. Ce courant a d’ailleurs pris d’assaut le mouvement féministe dans les années 1970 sous l’influence du mouvement gay et lesbien, le backlash du féminisme dit « pro-sexe » et l’émergence des théories queer et féministes postmodernes (Jeffreys, 2009 ; Audet, 2005). Notes pour une épistémologie des survivantes De 16 ans à 18 ans, j’ai été dans l’industrie du sexe : « serveuse sexy », « escorte outcall en agence » et « escorte indépendante ». Mobilisée par ma colère envers les hommes et mon état permanent de coquille dépossédée[4], j’ai commencé à m’impliquer dans le mouvement pour l’abolition du système prostitutionnel. C’est-à-dire que j’ai voulu contribuer à la lutte féministe pour l’élimination des structures et pratiques constituant un système d’exploitation sexuelle organisé mondialement presque exclusivement par et pour la classe des hommes, tirant principalement avantage de la classe des femmes. C’est en premier lieu par le biais de leurs témoignages que les survivantes s’engagent dans les luttes idéologiques concernant la prostitution. Les survivantes sont des femmes ayant été exploitées sexuellement qui dénoncent le système prostitutionnel et osent exiger son abolition, de manière autonome ou réunies en associations[5]. « Survivantes », non pas pour revendiquer la reconnaissance d’une identité de femmes post-prostituées ou celle d’avoir survécu à la prostitution grâce un quelconque héroïsme - bien que « sortir de la prostitution » représente un processus chargé d’épreuve. Le terme « survivantes » tire son sens dans le fait qu’elles doivent survivre avec la charge d’un vécu d’exploitation dans le système prostitutionnel. La prostitution s’inscrit dans notre chair par un processus de marquage nous dépossédant de nous-mêmes, sans rachat possible. Comme nous avons été aliénées prostitutionnellement, nos récits et écrits tracent le point de vue des survivantes sur les rapports sociaux et les structures sociales. De plus, nos pratiques de solidarisation, de résistance et d’action représentent entres autres un nouveau prisme de perspectives féministes et d’analyse sous l’angle de la sociologie des mouvements sociaux. Dans la conjoncture actuelle, marquée par des efforts d’individualisation et de normalisation de l’exploitation sexuelle à des fins commerciales, confronter la rhétorique pro- travail/industrie du sexe en tant que survivante entrave l’ordre prostitutionnel. Nos témoignages et nos revendications ne cadrant pas avec l’image des « travailleuses du sexe », les tenants et tenantes de la posture néoréglementariste les disqualifient systématiquement en les considérant comme non- représentatifs de la réalité prostitutionnelle. Exigeant un important travail émotionnel, les témoignages des survivantes sont stratégiquement récupérés par le néoréglementarisme pour catégoriser la prostitution sur un mode binaire opposant la prostitution dite « libre », nommée « travail du sexe » et celle dite « forcée », nommée « traite, exploitation sexuelle ou esclavage » (Audet, 2005 : 24) Ainsi, notre point de vue et notre militance en tant que survivantes se trouvent niés par le discours néoréglementariste qui accuse en outre les féministes abolitionnistes de victimiser les « travailleuses du sexe » et même d’être violentes envers elles (Stella, 2011). Utilisant une novlangue facilement présentable aux médias et aux institutions étatiques, les acteurs et actrices universitaires de ce courant obligent les survivantes et les féministes abolitionnistes à constamment redéfinir, recontextualiser et justifier leurs analyses et leurs pratiques ce qui essouffle la production de savoirs et l’engagement néoabolitionnistes. Ainsi, dans cet objectif de développer des stratégies combattives, il est pertinent de connaître les récentes analyses développées par les acteurs et actrices universitaires du mouvement pro- travail/industrie du sexe. C’est aussi pour répondre à l’accusation de considérer les femmes étant ou ayant été prostituées comme des « victimes sans voix[6] » que le projet uploads/Litterature/ perspectives-critiques-sur-la-prostitution.pdf

  • 23
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager