Emmanuel Lozerand Écrire le passé au début de l'ère Taishō : littérature et his

Emmanuel Lozerand Écrire le passé au début de l'ère Taishō : littérature et histoire chez Ōgai Mori Rintarō (1862-1922) In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 83, 1996. pp. 117-123. Citer ce document / Cite this document : Lozerand Emmanuel. Écrire le passé au début de l'ère Taishō : littérature et histoire chez Ōgai Mori Rintarō (1862-1922). In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 83, 1996. pp. 117-123. doi : 10.3406/befeo.1996.2401 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/befeo_0336-1519_1996_num_83_1_2401 Écrire le passé au début de l'ère Taishô Littérature et histoire chez Ôgai Mori Rintarô (1862-1922) l Emmanuel LOZERAND Un intellectuel ordinaire de l'ère Meiji Shibue Tamotsu (1857-1930) côtoya certaines des figures les plus célèbres du monde intellectuel et politique de l'ère Meiji comme Fukuzawa Yukichi ou Nakae Chômin, mais il ne figure dans aucun dictionnaire, aucune encyclopédie. Sans doute fut-il actif dans trop de domaines peu considérés, et n'écrivit-il jamais les chefs- d'œuvre qui lui auraient permis de voir son nom atteindre à la célébrité. Il est pourtant l'auteur, entre cent exemples, d'une Histoire de la Révolution française, une des toutes premières composées au Japon à destination d'un large public. L'ouvrage — qui s'appuie sur les études classiques de Carlyle, Burke et Guizot — parut à Тбкуб en septembre 1894 dans la collection «Histoire des guerres du monde» que publiait la maison Hakubun-kan. Celle-ci, fondée quatre années auparavant, joua un rôle considérable dans la diffusion des connaissances sur l'Occident. Un examen rapide de son catalogue révèle l'étonnante activité de Shibue Tamotsu. De 1890 à 1897 par exemple, celui-ci signa plus de cinquante ouvrages, aussi divers que Histoires étranges des fantômes d'Occident, Géographie universelle à l'usage des Écoles primaires supérieures, Traditions secrètes de l'Occident: L'Art de la magie, Le Tempérament des Chinois, Les Guerres puniques, Anthologie des proverbes du monde entier, Petite logique, Petite morale, Petite astronomie, Petite psychologie, Petite géologie, Histoire des littératures grecque et latine, Histoire des littératures française et allemande, Le Secret du bonheur, Les Voies de l'éloquence, Méthodes de la recherche historique, L'Anthropologie, Le Monde de l'électricité, Biographies des inventeurs du monde entier, L'Art de la mémoire, L'Art de l'hypnose, Histoire de la guerre d'Indépendance américaine ... La diversité de ces titres ne doit pas faire illusion. Il s'agit bien entendu d'ouvrages de vulgarisation, presque toujours de seconde main, très souvent traduits ou librement adaptés de l'anglais. Il ne faut pas les mépriser pour autant. Méthodes de la recherche 1. Le présent article constitue à la fois un complément et une manière d'introduction à notre thèse, Récits et chroniques historiques d'Ôgai Mori Rintarô (1912-1921), soutenue à l'Inalco le 19 décembre 1995. 118 Les Écrivains en Asie, hier et aujourd'hui EMMANUEL LOZERAND historique (Rekishi кепку û hô, 1893) par exemple dissimule une retraduction de textes de Hegel sur la philosophie de l'histoire, effectuée d'après une version anglaise parue sous le titre Lectures on the philosophy of history ! Sous réserve d'un démenti ultérieur, ce petit opuscule de cent soixante-neuf pages constitue une première. Mais qu'un tel ouvrage paraisse à une telle date, chez un tel éditeur, ne saurait surprendre véritablement. Il faut y voir un témoignage éloquent de la curiosité inlassable du Japon de Meiji à l'égard des savoirs d'Occident, une preuve supplémentaire de l'intense travail créateur qui fut nécessaire pour comprendre («prendre avec soi»), traduire, autrement dit recréer et faire vivre, en langue japonaise, des manières de penser non indigènes. En d'autres termes, cet extrait de la bibliographie de l'anonyme Shibue Tamotsu doit se lire dans la descendance directe du travail inauguré par les intellectuels japonais bien avant l'arrivée des Américains à Uraga en 1853. Car, sans même parler ici des liens intimes et séculaires du Japon à la culture classique chinoise, c'était déjà un irrépressible désir de traduire qui permit à Sugita Genpaku et Maeno Ryôtaku de vaincre des obstacles intellectuels redoutables pour composer en 1774 leur Nouveau traité ď anatomie (Kaitai shinsho), à partir d'une version hollandaise des Tabulae Anatomicae de Johan Adam Kulmus. Si les Japonais aiment parfois se retrancher derrière le mythe réconfortant de Г inaccessibilité de leur langue, leur histoire intellectuelle prouve, à rebours, combien ils firent d'efforts pour développer et faire fructifier, par la traduction, la part d'universalité que recelait et que recèle encore leur idiome. Sans la traduction, qui n'a rien à voir avec la simple copie, mais qui est déploiement des facultés d'accueil de l'autre inscrites en soi, la modernisation du Japon n'aurait pas eu lieu. Quand Shibue Tamotsu quitta les éditions Hakubun-kan en 1905, il leur avait donné plus de cent cinquante titres. Il ne cessa pas pour autant son activité de polygraphe. Il se lança alors, sous plusieurs noms de plume, dans l'écriture de romans d'aventures, fantastiques ou de science-fiction. Les divers éditeurs qui l'employèrent cherchaient visiblement à concurrencer le succès d'un auteur-vedette de Hakubun-kan, Oshikawa Shunrô (1876-1914), spécialisé dans le genre du roman d'aventures. Shunrô passe parfois pour le fondateur du roman d'anticipation japonais, mais en vérité il n'a que peu dépeint d'autres mondes. En revanche, on trouve dans la cinquantaine de récits composés par Shibue Tamotsu une Expédition sur la lune {Gessekai tanken), ou un Voyage électrique dans l'espace (Kûchû denki ryoko), œuvres où l'auteur put mettre à profit le savoir hétéroclite, mais encyclopédique, que lui avait permis son activité de vulgarisateur. À la fin de sa vie, Shibue Tamotsu s'abandonna à son goût des sciences occultes. Depuis de nombreuses années, il se passionnait pour le Classique de la divination et ses hexagrammes. Il en écrivit plusieurs commentaires et modes d'emploi, s'intéressa aussi aux techniques d'exorcisme, aux éthers et au mesmérisme. Il peut ainsi être présenté comme un des précurseurs de la « science » divinatoire moderne. Un très petit coin du voile d'oubli où était tombé Shibue Tamotsu a récemment été levé. La revue mensuelle Gekkan Asahi en effet l'a brièvement ressuscité dans son numéro spécial du 1er juillet 1992 consacré à « 100 excentriques et prodiges japonais du XXe siècle». Une brève notice lui était consacrée, qui mettait l'accent sur le précurseur de la science-fiction et le rénovateur des sciences occultes. Si méritoire que soit cette exhumation, elle reste cependant anecdotique. Tamotsu partage en effet une page avec Morinaga Taichirô (1865-1937), fondateur de la firme agro-alimentaire du même nom et ... inventeur du caramel japonais: Morinaga révolutionna la vente du petit gâteau et du bonbon en lançant sur le marché une friandise nourrissante, apte à servir de substitut à la cigarette, et donc conseillée à ceux qui voudraient cesser de fumer. Ce fut le point de départ de sa fortune. Ôgai Mori Rintarô (1862-1922) 1 19 Legs, lignées, généalogies Shibue Tamotsu est un contemporain de l'écrivain Ôgai Mori Rintarô2. Les deux hommes se rencontrèrent en 1915, l'année même où Morinaga lançait son «milk- caramel» à l'Exposition du Tokyo de Taishô. Si l'un, écrivain célèbre par excellence, dort au Panthéon de la littérature japonaise moderne, l'autre, fantassin de l'intellect, resta confiné dans les limites d'une «basse intelligentsia» méconnue. Cependant, et c'est là l'essentiel, Mori Rintarô donna pour titre à l'un de ses ouvrages majeurs le nom du père de Tamotsu. Shibue Chûsai parut en effet en feuilleton quotidien au début 1916, et l'ouvrage présente une originalité telle qu'il illustre à merveille certaines des caractéristiques de l'attitude de Mori Rintarô écrivain historique3. Shibue Chûsai se présente d'abord comme le portrait d'un individu que rien ne semblait destiner à devenir héros, ni personnage de biographie. Obscur médecin, fonctionnaire et érudit de la fin de l'époque d'Edo, mort dans un quasi anonymat, Chûsai (1805-1858) fut un représentant exemplaire des lettrés ordinaires de «l'ancien régime». Il faut donc prendre la mesure du coup de force qu'effectua Mori Rintarô contre la doxa du Japon moderne : lui, le scientifique accompli, le polyglotte distingué, l'amoureux des avant-gardes d'Europe, reconnaissait en cette figure que d'aucuns jugeront poussiéreuse un maître à révérer. Il tendait brusquement à ses contemporains une image oubliée de leurs pères, reniés ou embaumés. La deuxième particularité de l'œuvre tient à sa composition. Shibue Chûsai ne s'arrête pas à la mort de son héros éponyme. L'œuvre poursuit son développement au fil des ans et de la vie des descendants jusqu'à ce que le temps de l'écrit rejoigne celui de l'écriture. Ce faisant, elle rend partiellement caduque la distinction «passé / présent», et si elle paraît traiter de faits anciens et révolus, force est de reconnaître qu'elle atteint aussi, à sa manière, une sorte d'extrême contemporain. À une biographie historique affichée de Shibue Chûsai vient ainsi se superposer, plus discrètement mais avec autant de poids, la biographie de son héritier Tamotsu, saisi au milieu même du chemin de sa vie. Plus encore qu'un entrelacs de récits de vie, Shibue Chûsai apparaît donc, soixante-dix ans avant l'engouement pour l'époque d'Edo des années 1980, comme une étude généalogique dont l'intitulé pourrait s'énoncer ainsi: «De l'époque d'Edo à l'ère Meiji: Legs et héritages intellectuels». L'originalité du style de Shibue Chûsai mérite également d'être soulignée. Mori Rintarô adopte une démarche strictement chronologique sur le modèle des annales chinoises. Il fait primer le strict déroulement du calendrier sur l'organisation d'une intrigue trop uploads/Litterature/ ecrire-le-passe-au-debut-de-l-x27-ere-taisho-litterature-et-histoire-chez-ogai-mori-rintaro-1862-1922.pdf

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