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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : erudit@umontreal.ca Article « Le passage à des goûts omnivores : notions, faits et perspectives » Richard A. Peterson Sociologie et sociétés, vol. 36, n° 1, 2004, p. 145-164. Pour citer la version numérique de cet article, utiliser l'adresse suivante : http://id.erudit.org/iderudit/009586ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/documentation/eruditPolitiqueUtilisation.pdf Document téléchargé le 22 avril 2009 À toutes les époques, les marqueurs d’un statut élevé semblent naturels, c’est- à-dire évidents et inaltérables2. Pourtant, la lecture de l’histoire laisse voir la fragi- lité temporelle de ces marqueurs inaltérables de statut. Cette fragilité ne tient pas seulement aux changements de la mode, et il est certain qu’elle change, mais au-delà de ces changements éphémères, même les fondements intellectuels qui permettent d’établir ces marqueurs se modifient au cours des ans, et de telles modifications sont souvent annonciatrices d’un changement des relations de pouvoir au sein d’une société. L’ère du capitalisme industriel bourgeois se caractérisait par une nette distinction entre, d’une part, les arts qui étaient perçus comme des symboles ennoblissants de vertu, de vérité et de beauté et, d’autre part, les divertissements populaires grossiers en dehors de sa classe. Le traité publié par Matthew Arnold en 1875, Culture and Anarchy, constitue l’expres- sion classique de cette perception des goûts et du statut. richard a. peterson Department of Sociology Vanderbilt University 3301 Orleans Drive Nashville, TN 37212, USA Courriel : richard.a.peterson@vanderbilt.edu 145 Le passage à des goûts omnivores : notions, faits et perspectives 1 1. Pour la rédaction de cet article, j’ai beaucoup apprécié les précieux commentaires de Bonnie Erickson, Jordi Lopez-Sintas, Michèle Ollivier et Claire Peterson ainsi que l’appui de la Fondation Campus de l’University of Salford. Si quelques erreurs subsistent, j’en assume seul la responsabilité. 2. Par exemple, dans son célèbre manuel d’étiquette, Emily Post présente une série complexe de règles de conduite qui remplissent six cent cinquante-huit pages, mais elle déclare dans son introduction que ces règles sont «naturelles», «instinctives» et inspirées du «sens commun» (Post, 1950, p. 3-4). Traduction : Suzanne Mineau La distinction entre ceux qui ont des goûts raffinés ou vulgaires trouve sa justifi- cation scientifique dans la biologie raciste de l’époque qui distingue les races soi-disant supérieures de l’Europe du Nord dotées d’une grande capacité crânienne et les races inférieures au petit cerveau disséminées partout ailleurs (Combs, 1865). En Amérique du Nord, cette distinction se traduit par le contraste entre les intellectuels, qui parrai- nent les arts et évitent tout contact avec les divertissements populaires, et les «rustres» qui apprécient les divertissements populaires «dégradants» (Lynes, 1954). Dans sa vaste étude des intellectuels et des rustres, Lawrence Levine (1988) décrit avec force détails comment les normes des intellectuels ont été fixées et comment les arts nobles et ver- tueux sont nettement différenciés des vils divertissements des rustres. (Voir aussi Peterson, 1997a.) Retraçant les efforts de la classe des entrepreneurs culturels de Boston, DiMaggio (1982) fournit une étude de cas détaillés des moyens utilisés aux États-Unis pour établir l’hégémonie du snobisme intellectuel3. Dans l’ensemble, les sociologues n’ont pas remis en question ou analysé l’hégé- monie du snobisme intellectuel avant 1979, année où Pierre Bourdieu a publié sa mono- graphie avant-gardiste La Distinction qui a été traduite en anglais en 1984 sous le titre Distinction : A Social Critique of the Judgement of Taste4. Ce livre ainsi que les autres ouvrages de Bourdieu et de ses collègues5 sont importants pour deux raisons. Tout d’abord, la théorie complexe que les auteurs intègrent à leurs travaux se centre pour la première fois sur les notions de capital culturel, habitus, goût, domination et violence symbolique, et elle fournit une base théorique pour conceptualiser les liens entre le goût, le statut et la classe sociale incarnés par l’intellectuel snob du capitalisme bour- geois et sa contrepartie, le rustre vulgaire du prolétariat. En deuxième lieu, l’ouvrage ne se fonde pas sur des hypothèses et sur l’observation de petits groupes, mais sur le ques- tionnaire complexe d’une enquête menée en 1963 et à nouveau en 1967-1968 auprès de 1 217 répondants de Paris, de Lille et d’une «petite ville de province» (1979). Parce que Bourdieu avait documenté avec soin le plan de son enquête, il a été assez facile de la reproduire par la suite. Au départ, la thèse de Bourdieu a été fortement contestée, mais depuis quelques décennies des chercheurs l’ont testée dans différents pays afin de voir si elle s’appliquait ailleurs que dans la France de la fin des années 1960. Dans cet article, je m’attache à un aspect, celui de la composition du capital culturel en dehors de cette période et de ce pays. Je montrerai que même si les caractéristiques du snobisme intellectuel reposent sur 146 sociologie et sociétés • vol. xxxvi.1 3. Cette description du lien entre la classe sociale et les goûts culturels de la classe intellectuelle se fonde largement sur des données provenant des États-Unis, et elle ne peut être généralisée puisqu’il existe des don- nées montrant que la consommation artistique signifie des choses différentes dans différents pays, comme nous le verrons. 4. Il est vrai que David Riesman (1950) avait publié plus d’un demi-siècle auparavant son étude remar- quable dans laquelle il distinguait l’organisation des valeurs, des statuts et des comportements de la classe moyenne âgée, qu’il appelait «l’orientation intérieure», du style de vie qui commençait à apparaître alors et qu’il appelait «l’autre orientation». Même si ses recherches lui ont valu une très grande célébrité, notamment la page couverture du magazine Time, les autres sociologues ont largement ignoré ses théories. 5.Voir notamment Bourdieu (1968, 1979, 1985), Bourdieu et Darbel (1966) ainsi que Bourdieu et Passeron (1960). la glorification des arts et le dédain des divertissements populaires, le capital culturel apparaît de plus en plus comme une aptitude à apprécier l’esthétisme différent d’une vaste gamme de formes culturelles variées qui englobent non seulement les arts, mais aussi tout un éventail d’expressions populaires et folkloriques. Parce que cette règle du goût se caractérise notamment par la capacité d’apprécier une vaste gamme de formes culturelles, mes collègues et moi l’avons appelée «l’omnivorité» (Peterson et Simkus, 1992; Peterson, 1992, 2002; Peterson et Kern, 1996). à la recherche de l’omnivore En 1990, Albert Simkus et moi avons utilisé la méthode de corrélation linéaire pour noter simultanément le rang professionnel et les goûts musicaux d’un échantillon national de la population américaine qui avait été interrogé par le Bureau du recense- ment des États-Unis pour la National Endowment for the Arts (nea). Nous avons constaté que, comme prévu, les emplois supérieurs étaient associés à la musique clas- sique et à l’opéra et qu’il y avait une plus grande probabilité que ces répondants de sta- tut élevé participent à toutes les activités artistiques. La théorie des intellectuels et des rustres laissait prévoir de telles conclusions. Toutefois, à notre grande surprise, ceux qui occupaient des emplois supérieurs avaient également tendance à s’intéresser plus souvent que les autres à une vaste gamme d’activités de statut inférieur, tandis que ceux qui occupaient des emplois inférieurs avaient une gamme d’activités culturelles limitée (Peterson et Simkus, 1992). Ces résultats, qui contredisaient la distinction cou- rante entre l’exclusivisme de l’intellectuel snob et le manque de discrimination du rustre vulgaire, nous ont amenés à penser que les répondants de statut élevé avaient peut-être des goûts plus «omnivores», tandis que ceux qui se situaient au bas de la hiérarchie sociale étaient plus «univores». La classification par rapport aux arts de Paul DiMaggio (1987) ainsi que les recherches empiriques de John Robinson et al. (1985) laissaient prévoir de telles conclusions. En 1992, la reprise de l’enquête nationale de la nea nous a fourni, à Roger Kern et moi, l’occasion de confirmer ou d’infirmer les résultats de l’étude précédente, et aussi de disposer de données comparables recueillies à deux moments différents à dix ans d’in- tervalle (Peterson et Kern, 1996). Comme dans la première étude, une caractéristique omnivore est ressortie des données, et elle prédominait plus en 1992 qu’en 1982 chez les personnes de statut élevé. À quoi était due cette augmentation? Nous avons testé deux hypothèses différentes sur les causes de ce changement. Les personnes de statut élevé étaient-elles devenues en général plus omnivores, ou une cohorte d’âge de statut élevé plus jeune et plus omnivore avait-elle remplacé la cohorte âgée plus susceptible d’avoir une orientation intellectuelle? L’enquête statistique a montré la présence de ces deux processus; en effet, les cohortes âgées se révélaient plus omnivores qu’auparavant et les cohortes plus jeunes,qui étaient nées après la Seconde Guerre mondiale,étaient aussi net- tement plus omnivores que uploads/Litterature/ peterson-le-passage-a-des-gouts-omnivores.pdf

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