Romania Philomena. Une révision de l'attribution de l'œuvre Elisabeth Schulze-B
Romania Philomena. Une révision de l'attribution de l'œuvre Elisabeth Schulze-Busacker Citer ce document / Cite this document : Schulze-Busacker Elisabeth. Philomena. Une révision de l'attribution de l'œuvre. In: Romania, tome 107 n°428, 1986. pp. 459- 485; doi : https://doi.org/10.3406/roma.1986.1802 https://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_1986_num_107_428_1802 Fichier pdf généré le 07/04/2018 PHILOMENA UNE RÉVISION DE L'ATTRIBUTION DE L'ŒUVRE Depuis que Gaston Paris communiqua en 1884 à l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres la découverte d'une œuvre monumentale qui inclut à deux reprises des textes plus anciens, adaptations de fables d'Ovide J , la discussion n'a plus cessé autour d'une de ces insertions, le conte de Philomena. En effet, cette œuvre est introduite dans Y Ovide moralisé par des références explicites à une source qui mentionne un (ou deux) Chrétien. Au début et à la fin de l'insertion, on lit « Mes ja ne descrirai le conte, Fors si com Crestiens le conte, Qui bien en translata la letre ». « De Philomena faut le conte si com Crestiens le raconte », et à l'exacte moitié du récit, figure « ce conte Crestiiens li Gois »2. En 1886, dans Y Histoire littéraire de la France, G. Paris affirme que ce Crestiens li Gois est identique à Chrétien de Troyes 3. Son opinion 1. G. Paris, Un poème retrouvé de Chrétien de Troyes, dans Rom., t. 13 (1884), p. 399-400. 2. Chrétien de Troyes, Philomena, éd. crit. par C. de Boer, Paris, 1909, App. II, v. 29-31, App. Ill, v. 1-2, et p. 61, v. 734. 3. Chrétien Legouais et autres traducteurs ou imitateurs d'Ovide, dans HLF, t. XXIX (1885), p. 455-517, surtout p. 490-491. 460 E. SCHULZE-BUSACKER ne s'imposa pas et depuis lors, on suit les méandres d'une attribution de texte controversée. La discussion est animée tout d'abord par une réflexion sur les rapports entre la source (Ovide), l'auteur de l'Ovide moralisé (Chrétien Legouais de Sainte-Maure ou un poète anonyme), les annotateurs et copistes des divers manuscrits de Y Ovide moralisé et l'auteur de Philomena (G. Paris, L. Sudre, A. Thomas, C. de Boer)4. On se tourne ensuite vers une question plus spécifique, l'identification de l'auteur de Philomena. Ici, on passe de l'analyse de la langue et du style en comparaison avec Chrétien de Troyes aux spéculations multiples sur le nom de Crestiens li Gois5. Depuis 1910, deux positions ont été adoptées : d'une part, on aboutit à la conclusion que YOvide moralisé a été écrit par un auteur anonyme « du Sud-est de la France du Nord », probablement en Bourgogne6, et que Philomena, attribué par l'auteur de YOvide moralisé à un Chrétien, doit être tenu pour la première en date des œuvres de Chrétien de Troyes7. La grande majorité des interprètes arrive à cette conclusion. Le plus convaincant parmi eux, Ernest Hoepffner, fait subtilement la part entre les remaniements introduits par l'auteur du xive siècle qui rajeunit la langue, régularise la versification et ajoute certains détails au texte, et l'œuvre originale par Chrétien de Troyes qui serait tributaire de Wace, des romans de Thèbes et de Tristan, mais indépendante à' Eneas8. D'autre part, on maintient pour des raisons linguistiques que 4. Voir la bibliographie dans F. Zaman, L'attribution de Philomena à Chrétien de Troyes, thèse, Amsterdam, 1928, p. 31-36. 5. Voir R. Bossuat, Manuel bibliographique de la littérature française au moyen âge, Melun, 1951, n08 1072-81, Suppl. I (1955) n° 6212, Suppl. II (1961) n° 7262, et Suppl. III (Paris, 1986) nos 2218-2220, ainsi que les deux présentations de l'état de la recherche par R. Levy, État présent des études sur l'attribution de Philomena, dans Les Lettres romanes, t. 5 (1951), p. 46-52 et M. C. Gérard-Zai, L'auteur de Philomena, dans Revista de istorie si teorie ¡iterara, t. 25 (1976), p. 361-368. 6. C. de Boer, Ovide moralisé, Verhandelingen der Koninklijke Akademie van Wetenschappen te Amsterdam, t. I (1915), p. 10-11. 7. Voir la liste de Zaman, op. cit., p. 33-34, et les publications indiquées dans Bossuat, Manuel bibl. (cf. note 5, supra). 8. E. Hoepffner, La Philomena de Chrétien de Troyes, dans Rom., t. 57 (1931), p. 13-74. PHILOMEN A 46 1 Philomena n'est pas à compter, du moins avec certitude, parmi les œuvres de Chrétien de Troyes9. Philomena ne figure pas dans les éditions critiques de l'auteur. Après une période d'hésitation entre 1899 et 1910, W. Foerster l'exclut de la quatrième version de son édition publiée en 1914. Les CF. M. A. ne présentent que les cinq romans de Chrétien qui figurent dans la copie de Guiot publiée par M. Roques, A. Micha et F. Lecoy. On évite ainsi le problème posé par le conte de Philomena. Jean Frappier hésite quant à l'attribution et parle d'un « exercice d'école », « d'un beau talent dans sa période d'apprentissage » et de passages d' « une élégance et [d']un agrément dignes de Chrétien » 10. Aucune opinion émise jusqu'à présent n'a réussi à s'imposer ; la question reste donc toujours ouverte, si oui ou non Philomena est à compter parmi les œuvres de Chrétien de Troyes. Si je reviens aujourd'hui sur ce problème, je le fais suite à une étude toute autre qui m'a amenée à l'envisager par un biais de prime abord neutre face à l'attribution d'un texte. Il s'agissait de déceler l'utilisation d'un procédé rhétorique dans les œuvres narratives françaises des xne et xme siècles : l'emploi littéraire des proverbes ou expressions proverbiales. Ce n'est qu'après un relevé complet des formules proverbiales dans les romans et contes, l'établissement d'un recueil, l'analyse détaillée des contemporains — Chrétien de Troyes, Gautier d'Arras et Hue de Rotelande — et l'examen des particularités stylistiques des lais et fabliaux sous cet aspect n, queje suis revenue sur le problème de Philomena, en me posant les questions suivantes : tout d'abord, où se situe Philomena dans la tradition de l'emploi littéraire du proverbe; ensuite, quelles sont les particularités stylistiques dans l'utilisation du proverbe dans Philomena; et finalement, quel est le rapport entre son usage et celui de ses contemporains, en particulier Chrétien de Troyes. Ces questions ont été posées dans le but de localiser Philomena dans la tradition littéraire et d'élucider, dans la mesure du possible, l'attribution du texte. 9. Voir la liste de Zaman, op. cit., p. 34-35. 10. J. Frappier, Chrétien de Troyes, Paris, 1968, p. 67-68. U.E. Schulze-Busacker, Proverbes et expressions proverbiales dans la littérature narrative du moyen âge français, Paris, 1985 (à propos de Philomena, voir p. 63-64, 152-153). 462 E. SCHULZE-BUSACKER Le récit de Philomena a été daté de 1165/70; C. de Boer parle de 116812. L'œuvre appartient ainsi à une époque particulièrement importante pour l'évolution de la littérature française et à une phase de transition dans la tradition parémiologique. Du point de vue littéraire, l'époque est marquée par les romans de Wace, Brut (1 155) et Rou (1160 et 1170/74), les œuvres majeures de la mode antique, Thèbes (vers 1150), Eneas (vers 1160) et Troie (1165/70), les différentes versions du Tristan par Thomas, Béroul (1160/70) et les auteurs des deux Folies Tristan (1160-1170/80), ainsi que les Lais de Marie de France (1160/65). Pour la tradition parémiologique française, la période entre 1 1 50 et 1180 constitue le tournant vers la vulgarisation de la littérature didactique, gnomique et parémiologique. Après une première traduction (anglo-normande) des Proverbes de Salomon vers 1150, on emprunte trois voies bien distinctes : celle des simples recueils de proverbes proprement dits (classés ou commentés et accompagnés de traductions latines) ; leur premier représentant, les Proverbia Magis- tri Serlonis (1150/70), formera le substrat des recueils bilingues (français-latin) ; celle ensuite des proverbes en rimes : les Proverbes au vilain (vers 1180) créeront une nouvelle mode littéraire et seront aussi la base d'une autre branche continentale et indépendante de Serlon de simples collections de proverbes ; et celle, finalement, des documents gnomiques dont le témoin le plus ancien est le recueil des Disticha Catonis, vulgarisés en français à partir de la 2e moitié du xiie siècle, d'abord en Angleterre (Evrard, Anonymus, Elie de Winchester), plus tard sur le Continent. Ce goût renaissant pour la didactique ne restera pas sans influence sur la littérature; les auteurs reprennent la pratique rhétorique presqu'écartée par les chansons de geste d'intégrer un élément proverbial ou gnomique dans le contexte narratif. Une première période importante de cette reprise se situe entre 1150 et 1170, elle devient une véritable mode littéraire entre 1170 et 1230 et elle réapparaîtra encore une fois brièvement vers la fin du siècle, entre 1270 et 1285. Philomena appartient donc à une époque qui a contribué largement à l'évolution dans l'utilisation littéraire du proverbe. Avant de circonscrire la place de Philomena dans cette nouvelle tradition 12. Cf. éd. de Boer, p. cix. PHILOMENA 463 parémiologique, rappelons brièvement les principes d'analyse qui m'ont guidée pour déceler cette périodisation de la « mode proverbiale » et qui me serviront maintenant à situer Philomena. Je me réfère à mon volume sur les proverbes et expressions proverbiales 13. Cette analyse stylistique est basée sur une comparaison entre le proverbe tel qu'il est conservé par les recueils médiévaux et uploads/Litterature/ philomena-revisionattrib-1986.pdf
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- Publié le Jul 16, 2021
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