LETTRES INÉDITES D’OCTAVE MIRBEAU À PAUL HERVIEU Les lettres inédites que j’ai

LETTRES INÉDITES D’OCTAVE MIRBEAU À PAUL HERVIEU Les lettres inédites que j’ai le plaisir de présenter à nos lecteurs appartenaient à Jean- Étienne Huret, libraire parisien bien connu sur la place, et qui se trouve être le petit-fils de Jules Huret, le grand ami de Mirbeau. Il avait hérité de son père quantité de lettres d’écrivains de la Belle Époque, notamment celles d’Octave Mirbeau à son grand-père, qu’il m’a généreusement autorisé à consulter, à copier et à publier (en 2009, aux Éditions du Lérot). Cette correspondance était d’autant plus passionnante qu’elle n’était pas à sens unique, comme celles de Mirbeau avec Claude Monet et Auguste Rodin : Jules Huret avait en effet copié, avant de les expédier, un certain nombre de ses propres lettres adressées à Mirbeau. Parmi les trésors que Jean-Étienne Huret a mis à ma disposition se trouvaient aussi 61 lettres de Mirbeau à Paul Hervieu. Elles ne venaient pas de Jules Huret, qui n’avait aucune raison de les posséder, mais de son fils, qui les avait acquises au cours de diverses ventes et les avait ensuite léguées à son propre fils, Jean-Étienne. Échelonnées entre 1882-1883 et 1905, ces lettres étaient toutes destinées, sauf les deux dernières, à prendre place dans le volume de supplément à mon édition de la Correspondance générale de Mirbeau. Mais comme Jean-Étienne Huret a décidé, à contre-cœur, je suppose, de mettre en vente ses archives et collections d’autographes, qui ont par conséquent été dispersées, en juin 2016, lors d’une vente publique dont le catalogue est signé Thierry Bodin, il m’a paru souhaitable de les publier sans attendre la parution du supplément. Bien qu’elles ne représentent qu’une petite partie de la correspondance échangée entre les deux amis et confidents, ces lettres couvrent près d’un quart de siècle de leurs relations et permettent donc de suivre en parallèle la carrière des deux journalistes devenus écrivains à succès et dont les routes ont fini par diverger. À en juger par le parfait dévouement d’Hervieu aux intérêts de son aîné, et par la reconnaissance éperdue de Mirbeau pour le jeune écrivain talentueux toujours prêt à lui faire le sacrifice de ses propres intérêts, rien ne semblait devoir jamais brouiller des relations aussi étonnamment durables et cordiales. Et pourtant, à lire les lettres d’Octave, force est de se dire que le ver devait bien être dans le fruit, bien avant que ne se produise leur séparation, en 1905. Deux éléments, qui pourraient paraître anodins au premier abord, en portent témoignage. Tout d’abord, en décembre 1887, lorsque Mirbeau découvre un article de Gustave Geffroy consacré à Hervieu et qu’il tique sur l’importance accordée par le critique à la dédicace de L’Inconnu à « Édouard Pailleron, de l’Académie Française » : en l’occurrence, Geffroy avait bien raison de subodorer, dès cette époque, les ambitions académiques de Paul Hervieu et ce craindre que, malgré son originalité certaine, il ne finisse par se rallier à une forme de « littérature bien-pensante ». Octave se récrie pourtant, comme s’il n’en était pas encore conscient, alors que, tout au long des années suivantes, les mondanités de son confident lui apporteront de fréquentes confirmations de craintes qu’il n’ose même pas encore s’avouer. Dix ans plus tard, Mirbeau a un aveu qui en dit long sur sa prise de conscience rétrospective, après avoir relu les lettres de son ami : « J’ai revécu tout un passé, toute une vie, et j’ai pleuré bien des fois. Et je me suis reproché, avec amertume, de ne vous avoir pas assez aimé, peut-être, comme il eût fallu vous aimer. » Il ne précise pas en quoi sa façon d’aimer lui est apparue brusquement comme défectueuse. Mais on peut tout de même deviner qu’il se reproche d’avoir parfois mal jugé les ambitions et les fréquentations mondaines d’Hervieu : n’aurait-il pas dû en faire abstraction et l’aimer sans aucune restriction, « tel qu’en lui-même enfin », pour les innombrables preuves qu’il lui a données, depuis quinze ans, d’une indéfectible amitié, et pour la masse imposante de services qu’il lui a rendus en tout altruisme, quelles qu’aient pu être par ailleurs leurs différences d’appréciations littéraires et politiques ? On a comme l’impression d’un malentendu, qui crée un certain malaise. On découvre également, en lisant ces lettres, trois choses diversement cocasses et qui interpellent les amateurs d’Octave. La première a trait à la masochiste passion de l’encore jeune Octave pour Judith Vinmer, qui lui inspirera la Juliette Roux du Calvaire. À l’occasion d’une crise, dont nous ne savons rien, au cours de laquelle il recherche vainement cette maîtresse insaisissable, il écrit : « Suis-je fou ? Est-ce l’évocation… » Évocation ! Est-il concevable que, au fond de l’abîme où il était descendu, le pourfendeur de toutes les superstitions et de toutes les croyances au surnaturel en ait été réduit à avoir recours à un mage ou charlatan quelconque et à procéder à l’évocation d’esprits et de morts, pratique occultiste par excellence ? On regrette, bien sûr, de ne rien savoir de plus sur cette expérience, qui ne manque pas de surprendre. Mais force est aussi de noter par ailleurs que le matérialiste radical qu’était Mirbeau n’en était pas moins fasciné par les mystères de l’inconnaissable et très ouvert à toutes sortes de pratiques relevant de ce qu’on appelle la parapsychologie, et qui ne lui semblaient pas forcément incompatibles avec la recherche scientifique : en 1885, il consacrera plusieurs articles à l’Inde, à l’hypnotisme et à la télépathie, et prétendra même avoir été témoin de plusieurs expériences « qui confondent la raison humaine » et en comparaison desquelles les expériences de Charcot ne sont que « de plaisantes et insignifiantes farces » ; en 1890, il assistera à un « dîner occulte » en compagnie de Claude Monet et Stéphane Mallarmé ; et en 1908 il sera passionné par Pierre Curie et ses expériences d’électromagnétisme sur le métapsychisme telles que les lui présentera Édouard Estaunié. Certes, il s’est abondamment gaussé de Péladan et d’ « ésoterik Satie » et il a dénoncé les escrocs qui abusent de la crédulité des gogos. Mais l’existence de charlatans et d’illuminés n’est apparemment pas suffisante à ses yeux pour qu’il rejette a priori, comme certains scientistes dogmatiques, des recherches susceptibles de permettre d’en savoir plus sur les possibilités du psychisme humain. Il essaie de faire la part des choses et de raison garder dans un domaine où les expériences véritablement scientifiques sont malaisées. Alors, tout bien considéré, si, au plus fort d’une crise, il a eu, un beau jour, comme beaucoup d’autres personnes désemparées et en quête de solutions miraculeuses, recours à un mage et à l’évocation d’on ne sait quel esprit, cela n’aurait rien de véritablement surprenant. La deuxième cocasserie révélée par ces lettres concerne les Lettres de l’Inde et le personnage de Sumangala, que Mirbeau prétendait avoir rencontré à Ceylan et que, sur la foi des rapports de son commanditaire François Deloncle, il présentait comme un bouddhiste quasiment athée, humaniste, ouvert et cultivé. Or, trois ans et demi plus tard, voilà qu’il rencontre un témoin, ou prétendu tel, qui dégomme la figure mythique de ce prêtre extraordinaire, présenté comme un modèle aux prêtres de l’occident chrétien, pour lui substituer celle – ô combien démystificatrice ! – d’un individu inculte et carrément « idiot ». En confrontant ces deux images contradictoires, il nous incite, une nouvelle fois, à nous méfier de la façon dont on fabrique l’histoire, sur la base d’une masse de témoignages qui n’ont rien d’objectif et sont plus que suspects, quand il ne s’agit pas d’erreurs grossières, telles que celle de Deloncle, ou de faux caractérisés, tels que ses Lettres de l’Inde. Un an plus tard il racontera une sienne mésaventure de la même farine dans « Une page d’histoire » (Le Figaro, 14 décembre 1890) et conclura son récit par cette constatation désabusée : « Et vous savez, toute l’histoire est comme ça ». Quant à la troisième cocasserie, elle a trait à un pauvre diable du nom de Marin Thibault, jadis journaliste dans une feuille de chou de l’Eure et figure emblématique du raté, personnage particulièrement apprécié par notre conteur. Il s’en moque donc allègrement dans un article, « Souvenirs et regrets », paru le 29 février 1896 dans Le Gaulois, lors même qu’il prétend avoir appris la veille la mort de son ancien confrère, rapportée dans un entrefilet d’un journal de l’Eure. Or, découvre-t-on avec surprise au détour d’une lettre à Hervieu, non seulement Marin Thibault est bien vivant, mais il menace de faire un procès au journal et réclame d’astronomiques dommages et intérêts, qu’il n’a évidemment pas dû obtenir !... Pour les mirbeaulogues, la question se pose de savoir si Mirbeau a été, en toute innocence, trompé par la feuille de l’Eure, ou bien s’il a imaginé gratuitement la mort de ce lointain confrère, perdu de vue depuis des décennies, histoire de donner une apparence de justification à l’évocation grotesque de son souvenir et de bien faire rire les lecteurs à ses dépens. Quand l’inspiration ne vient pas et qu’il uploads/Litterature/ pierre-michel-lettres-inedites-d-x27-octave-mirbeau-a-paul-hervieu.pdf

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