OCTAVE MIRBEAU ET LE CONCEPT DE MODERNITE L’un des aspects de l’œuvre et des co
OCTAVE MIRBEAU ET LE CONCEPT DE MODERNITE L’un des aspects de l’œuvre et des combats de Mirbeau auxquels notre colloque est invité à s’intéresser est son attitude face au monde moderne. Comment se situe-t-il par rapport au concept de modernité (par opposition à la tradition), et à tous les concepts qui lui sont connexes : la contemporanéité (par opposition à l’histoire), l’évolution (par opposition à la stabilité), le progrès (par opposition à la décadence), ou encore la mode (par opposition à la durée et à la permanence) ? Malheureusement pour les amateurs de certitudes sécurisantes et pour les manichéens indécrottables, sur cette question comme sur beaucoup d’autres, les positions de l’auteur de L’Abbé Jules sont loin d’être univoques. Héritier des Lumières et matérialiste convaincu, il n’en a pas moins ridiculisé les représentants patentés de la science officielle. Révolutionnaire en politique, il n’en a pas moins proclamé avec constance la décadence irrémédiable de notre civilisation. Novateur en art, et chantre attitré de ceux qui ont révolutionné notre regard, il n’en est pas moins, par bien des aspects, un écrivain classique héritier de toute une tradition culturelle. Aux contradictions qui sont dans les choses elles-mêmes, et qui sont à la source de tout mouvement, et partant de toute vie – ce qui interdit une vision unilatérale et mutilante – s’ajoutent les "contrariétés", comme disait Pascal, internes à un homme perpétuellement déchiré, à l’instar de l’abbé Jules (1), et qui a du mal à résister aux impulsions d’un tempérament passionné et exigeant, et, comme celui de Montaigne, "ondoyant et divers". Si de surcroît l’on prend en considération son esprit de contradiction, qui le pousse à prendre le contre-pied des imbéciles qui, par accident, ont le malheur d’être d’accord avec lui (2), et sa volonté provocatrice de choquer l’interlocuteur ou le lecteur misonéiste pour le forcer à réagir et à forger son jugement critique (3), on comprendra qu’il risque fort d’être difficile, sur le thème de la modernité comme sur bien d’autres, de réduire la pensée de Mirbeau à un schéma rassurant. Dialectique, elle ne se prête guère aux simplifications abusives. Nous allons pourtant essayer d’y voir plus clair, en étudiant successivement les trois principaux domaines où ses divers engagements l’ont amené à prendre position sur le sujet de la modernité : le domaine de la recherche scientifique et de ses applications techniques, qui ont commencé, de son vivant, à bouleverser la vie quotidienne ; le domaine de la lutte politique pour un progrès social et civilisationnel ; et le domaine des grands combats esthétiques contre la routine académique et pour un art libéré des conventions de la tradition. LE PROGRES SCIENTIFIQUE ET TECHNIQUE A) Dès son plus jeune âge, Octave Mirbeau se situe clairement dans le camp de la modernité scientifique, contre la tradition religieuse. Il se proclame héritier des Lumières face à l’obscurantisme de l’Église romaine, il se gausse des prêtres stupides et grossiers, des dogmes imbéciles tout juste bons "pour des pensionnaires de Charenton", et des cérémonies religieuses qui ont pour seul objectif de réduire les masses abruties à un tel état de passivité et de torpeur que les "mauvais bergers" de toute obédience puissent les manipuler en toute sécurité et en toute impunité (4). Il restera toute sa vie fidèle à cette conception voltairienne des religions en général, et du catholicisme en particulier, n’y voyant qu’un abominable "poison" dont il conviendrait, par un enseignement scientifique et matérialiste, de libérer les âmes contaminées (5). Il est donc, sans conteste possible, un progressiste avide de contribuer à l’expansion des lumières de la connaissance. Mais l’omnipotence de l’Église de Rome et de ses suppôts laïcs ne constitue pas le seul ennemi contre lequel il a dû ferrailler pendant plus de quarante ans. Il lui a fallu se battre également, et c’est beaucoup plus difficile, contre le "misonéisme" et la force d’inertie des larves humaines dûment crétinisées par la "sainte trinité" de la famille, de l’école et de la religion (6). C’est cette inertie qu’il entend secouer par son œuvre – pédagogie de choc ! –, c’est à ces "aveugles volontaires" qu’il tâche à dessiller les yeux pour les "obliger à regarder Méduse en face" (7). Malgré son pessimisme habituel, qui confine souvent au nihilisme, malgré l’expérience de ses multiples désillusions – notamment celles de l’affaire Dreyfus –, malgré les "crasses accumulées de la routine" et ce qu’il appelle "la routinocratie" (dans un article du 15 janvier 1886 intitulé "Sa Majesté Routine"...), qui contaminent jusqu’aux esprits les plus rassis – y compris le sien ! –, il exprime sa foi dans l’évolution inéluctable et dans l’émancipation intellectuelle de l’humanité : "Et, pourtant, la marche en avant de la vie est telle et les poussées lentes et profondes de l’évolution sont si irrésistibles, que, malgré nous" – le "nous" est surprenant, car, en impliquant l’auteur lui-même, il devrait, semble-t-il, renforcer son scepticisme – "en dépit des lourdes passivités de notre inertie, le progrès chemine sans arrêt, et que les utopies de la veille arrivent souvent à n’être que les timides réalités d’aujourd’hui et de demain" (8). Il convient également de lutter contre les tentatives d’un troisième adversaire : tous ceux qui, au nom du protectionnisme – dont Méline s’est fait l’apôtre –, du conservatisme social, de la défense de l’Ordre et du statu quo, entendent limiter, non seulement les relations commerciales, mais aussi les échanges intellectuels, dans le vain espoir de prévenir la lutte des classes, d’empêcher la révolution sociale et d’arrêter le cours de l’histoire. Ce faisant, ils attentent à la vie, qui est mouvement : "Il existe une loi de la vie, loi primordiale et nécessaire, hors laquelle le mécanisme mondial se détraque et s’arrête : c’est la loi du mouvement. Et, qui dit mouvement, dit lutte. [...] Supprimer la lutte, c’est l’immobiliser, c’est la mort" (9). Contre ces forces mortifères, Mirbeau est donc, logiquement, "partisan de toutes les libertés", individuelles ou collectives, indispensables au progrès – hormis, bien entendu, la prétendue "liberté de l’enseignement", qui n’est jamais que la liberté intolérable d’empoisonner les esprits (10). Mais notre évolutionniste ne semble pas se préoccuper outre mesure des conséquences perverses de cette absolue liberté, qui, pour un darwinien conséquent, ne peut pourtant aboutir qu’à l’écrasement des faibles par les forts et livrer les proies sans défense aux prédateurs sans scrupules, tels qu’Isidore Lechat... (11) Cependant, s’il se fait le promoteur de toutes les énergies émancipatrices de l’esprit contre toutes les forces de mort qui sont à l’œuvre dans la société – et aussi dans le cœur de chaque homme, comme l’illustre, sur le mode paroxystique, Le Jardin des supplices –, Mirbeau n’en est pas moins conscient des limites et des dangers de la science. • Ses limites viennent de ce qu’elle est bien en peine de tout éclaircir et, notamment, de répondre à l’éternelle question du "pourquoi" des choses, pour la bonne raison qu’il ne saurait y avoir de réponse à cette question insoluble. Existentialiste avant la lettre, l’auteur de Dans le ciel considère qu’il n’y a aucune finalité à l’œuvre dans un univers contingent, et qu’il serait donc tout à la fois présomptueux et absurde de prétendre trouver "une raison" aux choses (12). À défaut de "raison", on pourrait, certes, espérer trouver les lois qui régissent l’univers, comme se l’imaginent les "mauvais bergers" de l’intelligentsia scientiste – ceux que Mirbeau met en scène ironiquement dans le Frontispice du Jardin des supplices. Ils ont la présomption inouïe de croire qu’ils peuvent tout expliquer, et partant tout justifier – par exemple le meurtre et la guerre, qu’il conviendrait de cultiver scientifiquement... Pour lui, il ne peut s’agir que d’une "mystification" ou d’une "grimace", destinée à duper "le bétail ahuri des humains" – comme disait Mallarmé – pour mieux l’asservir. Loin d’avoir fait spectaculairement progresser la connaissance, comme ils le prétendent, sur bien des points ils sont en retard sur les sages orientaux, comme Mirbeau se plaît à le souligner à propos de l’hypnotisme : selon lui, les chélas de l’Inde en savent infiniment plus que Charcot et Bernheim sur les phénomènes de transmission de pensée, irréductibles à la raison occidentale (13). • Quant à ses dangers, ils sont également incarnés par les scientistes, charlatans de la science, qui, objectivement, ne font jamais que servir les intérêts des politiciens prétendument "républicains", dont les objectifs ne sont pas fondamentalement différents de ceux des anciennes religions : bien qu’ils soient en concurrence pour le partage du gâteau, le pouvoir sur les âmes, et partant sur les corps et sur les biens, "Cartouche" et "Loyola", les escrocs de la politique et les "pétrisseurs d’âmes" (14) de l’Église romaine, sont en réalité alliés contre tous ceux qui entendent au contraire émanciper les intelligences, par exemple le pédagogue libertaire Paul Robin, révoqué par Georges Leygues, avec la complicité des cléricaux, et dont Mirbeau prend aussitôt, et vigoureusement, la défense (15). La vraie science n’a rien à voir avec cette dangereuse caricature qu’en donnent les scientistes omnipotents. Aussi Mirbeau, dans le droit fil de Molière, se complaît-il, pour les démystifier d’importance, à uploads/Litterature/ pierre-michel-octave-mirbeau-et-le-concept-de-modernite.pdf
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- Publié le Aoû 25, 2021
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