Le verbe absent Choc de l'étrange, choc de l'étrangeté, choc de l'étranger. C'e
Le verbe absent Choc de l'étrange, choc de l'étrangeté, choc de l'étranger. C'est d'abord la doxa qui est atteinte, l'opinion que j'ai sur « moi », l'opinion que j'ai sur l'« autre ». La tolérance est d'abord le rapport de ce confort (une doxa) et de ce choc. Nous tolérons l'altération qu'il génère ou nous... nous quoi ? Il n'y a pas de verbe, ici, pour dire le négatif. « Intolérer » ? Comme si la tolérance n'avait nul besoin de ces « maisons » dont parlait Claudel, mais était aussi ancienne que le métier pratiqué par les femmes que les « maisons » asservissaient, aussi ancienne et aussi partagée. Quand nous ne les soutenons pas au nom de la Realpolitik ou d'une Cause, nous tolérons les dictateurs et leurs polices qui écrasent des peuples abasourdis aussi longtemps qu'ils ne touchent pas à nos « intérêts ». Nous tolérons la mi- sère, l'exclusion, les sans-abri. Nous tolérons l'ordre moral, le racisme même, pour peu qu'il sache se couvrir des oripeaux d'un style qui l'inscrive dans une apparence de bien- séance. Que ne tolérons-nous pas à la longue ? À quoi ne finissons- nous pas par nous habituer? Lâcheté, permissivité molle, pa- resse, mépris, indifférence... Comme disait Schnitzler, cette to- lérance vis-à-vis de l'intolérable « devient carrément un délit ». Il faudrait retourner la question du côté de ce verbe « étran- gement » absent : « intolérer ». Qu'est-ce que l’intolérable ? Ce qui provoque un refus et une insurrection. Contre un état de fait, un comportement, des idées qui sont dans le même mouve- ment une souffrance. Contre l'injustice. Ce qui est intolérable, par exemple, c'est qu'on ose accepter l'idée même d 'un « seuil de tolérance » à la présence dans les villes européennes des tra- vailleurs immigrés du Moyen-Orient et de l'Afrique. La méta- phore du seuil ne renvoie pas ici, on le sait, au passage, à l'en- trée ou à la sortie ; elle renvoie à la physiologie très exactement à la douleur. C'est dans la douleur qu'il y a un moment, un « seuil » où elle devient insupportable, intolérable. Point de basculement qui est un point singulier. Mais ce point singulier est aussi bien un point ordinaire, semblable aux autres et pourtant dissemblable, comme le degré zéro sur l'échelle des températures où l'eau se fige en gel. L'eau a « supporté » le froid. Jusqu'à ce point. C'est évidemment lui, cet ordinaire/extra-ordinaire, que privilégie l'idée de « seuil de tolérance », en balayant du même coup la différence de statut qui oppose la métaphore a ce dont elle est la métaphore, les fantasmes statistiques du pourcentage a la violence d'une souffrance. Inscrit sur la ligne des ordinaires, le « seuil » est donc un point comme un autre. Sa singularité est celle-là même : d'être un autre et pourtant radicalement dissemblable. Comment le nommer ? Point de la différence ? Point de l'étranger ? Dans les deux cas, ce point est inscrit dans les semblables. Cela implique que, pour être ce point « extraordinaire », il faut d'abord qu'il soit un « ordinaire »; mais cela n'implique pas que point de la différence et point de l'étranger soient équivalents. La diffé- rence, ce n'est pas le lointain, c'est le proche. Peut-être le trop proche même ? Acceptera-t-on de ce proche - un concitoyen par exemple - ce qu'on accepterait de ce moins proche, étranger par le bruit et la fureur de l'Histoire. Acceptera-t-on de ce Corse dans son île ce qu'on accepterait de cet Italien dans sa pénin- sule? Ici une différence, là une indifférence. C'est que, ici, c'est « mon » affaire en vertu d'un prétendu droit d'appartenance et d'un oikos supposé, là ce n'est plus mon affaire propre, ce n'est plus « ma » propriété en vertu d'une ligne imaginaire qui sépare le Propre auquel « j'appartiens » et qui « m'appartient », du non-propre et au delà, de l'espèce qui ne m'appartient pas bien que je lui appartienne. Ici l'intolérable, là cette tolérance qui touche à l’indifférence. L'un et l'autre s'inscrivent ainsi dans une différence dans le rapport au propre et s'exercent sur la seule différence qui s'inscrit dans le propre du « chez soi ». Il n'y a plus de jeu - au sens mécanique - par saturation de l'es- pace, toujours inégalitaire du Nous. Rien d'étonnant si cette absence de jeu, qui fait les mondes irrespirables, c'est-à-dire cette absence de division et de déliai- son, conduit aux extrêmes, dans la guerre civile, comme en Ul- ster, ou dans la destruction des signes de la domination et de l'arrogance, ceux-ci seraient-ils aussi dérisoires que ces hyper- marchés à la laideur d'entrepôt qui prétendent « signer » le centre des banlieues. Insurrection contre l'intolérable qui pro- voque en retour cette peur et cette haine, toujours réactive en effet, dont le discours se nourrit d'un mythique « Nous perdu », du fantasme d'une communauté édénique où le « Nous » domi- nerait, à ce point sans partage qu'il en effacerait toute trace de l'existence et de l'insistance des « Eux ». Ainsi le point singulier, ce bord sans bords, est-il un pas- sage, ce passage où le différent « trop » inscrit dans le sem- blable par l'effet de l'appartenance devient un « comme » étran- ger. Justement : un « comme ». Non pas un étranger stricto sen- su, un autre, mais un « comme autre », un quasi-autre, mixte entre le même (le natif) et l'autre (l'étranger), sorte de singe de l'un et de l'autre, soit le genre même de l'autre dans Le Sophiste de Platon, où l'autre n'est que l'autre du même, son autre. Aussi bien le « comme étranger » occupe-t-il le versant négatif de cet espace que l'artiste moderne métaphorise comme condition de l'art: de même que, lointain héritier du miméticien platonicien. celui-ci se veut une « personne déplacée », un « délinquant » ou un « voyou », de même le quasi-autre doit-il s'inscrire dans ce lieu semblable au théâtre où toute prise de parole est suspecte de non-appartenance. Expérience de Sans-Nom, expérience de prolétaire, qui oppose aux René et autres Oberman de papier des vies souffrantes de René ou d'Oberman. Avec un autre, en effet, le partage serait problématique: l'autre est une question. Avec un autre, je discuterais, passerais éventuellement des traités ou des contrats ; je me battrais même. C'est d'ailleurs la conception étatique-territoriale des na- tionalités. Voila qui est impossible avec un quasi-autre. Pourquoi? Parce qu'il est ce différent qui n'est autre qu'en tant qu'il ne l'est pas. Autre, il devrait faire l'objet de traités. C'est même sur la nécessité du traité que le quasi-autre qui as- pire à l'altérité tente de l'instaurer lorsqu'une histoire malheu- reuse l'en a privé. Malgré un éventuel terrorisme, rien n'est plus légaliste, rien ne cherche tant la forme juridique - le traité qui reconnaîtra un droit revendiqué - qu'un mouvement d'émancipation national ou communautaire, le terrorisme n'apparaissant ainsi que comme le mode d'accès au droit, une « violence légitime » de l'opprimé imposant le droit à la « violence légale » de l’État dominant. À l'inverse, avec le quasi-autre en tant qu'il n'est pas autre, nul traité n'est nécessaire. « Et d'abord, lui objecte-t-on, avec qui traiter ? » C'est que le quasi-autre relève - en droit - de la loi commune, de la loi de « ma communauté ». Le quasi-autre ne saurait donc interpeller ni a fortiori, résister comme peut le faire l'étranger. Il ne peut qu'insister. C'est suffisant pour porter la querelle au point singulier de basculement; La communauté œuvrante est pourtant la chose du monde la mieux partagée. Tout se passe comme si le quasi-autre ne pou- vait insister qu'en créant à son tour des quasi-autres de sa quasi- altérité. Et Hannah Arendt a montré comment le paria ne ga- gnait la « chaleur » de sa « communauté d'appartenance » qu'au prix d'y perdre la « lumière » de l'« universel », qu'au prix d'un rapport d'actualisation de la puissance à l'histoire. Aussi bien est-il impossible de soutenir qu'il y aurait une bonne apparte- nance. Simplement parce que le genre humain se constitue de se désapproprier et que, dès lors, l'appartenance relève de la doxa et de son arrogance. « Il n'aime guère les discours de victoire, écrivait Roland Barthes. Supportant mal l'humiliation de quiconque, dès qu'une victoire se dessine quelque part, il a envie de se porter ailleurs (s'il était dieu, il renverserait sans cesse les victoires - ce que d'ailleurs fait Dieu !). Passée au plan du discours, la victoire la plus juste devient une mauvaise valeur de langage, une arro- gance: le mot. rencontré chez Bataille [...] a été étendu à tous les discours triomphants [...]. L'arrogance circule, comme un vin fort parmi les convives du texte. L'intertexte ne comprend pas seulement des textes délicatement choisis, secrètement ai- més, libres, discrets, généreux, mais aussi des textes communs, triomphants. Vous pouvez vous-même être le texte arrogant d'un autre texte. Il uploads/Litterature/ le-verbe-absent-jean-borreil.pdf
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- Publié le Jan 19, 2022
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