PRÉFACE Un raisonnement contre l'amour La personnalité de Mme de Lafayette est

PRÉFACE Un raisonnement contre l'amour La personnalité de Mme de Lafayette est à l'image de son œuvre : limpide en apparence, mystérieuse dès que l'on essaie d'en toucher le fond. Ses amis /'appelaient « le brouillard». Voulaient-ils dire par là qu'elle n'ai­ mait guère se livrer? ou qu'elle était mélancolique? Sans doute passait-elle pour distante puisque, dans une lettre à Ménage, elle éprouve le besoin d'expliquer qu'on n'est pas forcément tendre «parce que /'on saute au cou de tout le monde ». Il semble aussi qu'elle ait traîné toute sa vie un certain air de tristesse que sa mauvaise santé ne suffit pas à expliquer. Il y a en elle quelque chose d 'excessivement raisonnable qui fera dire à Mme de Sévigné, sa meilleure amie : « Mme de Lafayette a eu raison pendant sa vie, elle a eu raison après sa mort, et jamais elle n'a été sans cette divine raison qui était sa qualité principale. » Elle-même, dans son Histoire d'Henriette d'Angleterre, s'étonne de l'af­ fection dont elle a été l'objet : « Bien qu'on lui trouvât du mérite, c'était une sorte de mérite si sérieux en appa- 8 Préface rence qu'il ne semblait pas qu'elle dût plaire à une princesse aussi jeune que Madame. » Le monde et les intrigues Cette «divine raison», ce «mérite si sérieux» s 'ac­ commodent fort bien des succès mondains. Rien dans ses origines ne la destinait à devenir l'une des premiè­ res femmes de la société parisienne. Son père, officier spécialisé dans l'art des fortifications, sa mère, suivante de la duchesse d'Aiguillon, sont de petite noblesse, et il est probable que Marie-Madeleine Pioche de La Vergne aurait passé son existence entière dans ce milieu d'hon­ nêtes gens cultivés mais sans gloire, où l'on rencontre plus de jurisconsultes et de mathématiciens que de cour­ tisans, si sa mère, femme de tête, habile et prudente, n'avait su lui ménager de hautes protections. Grâce à sa marraine, la duchesse d'Aiguillon, elle devient en 1651 demoiselle d'honneur de la Reine. Trois ans plus tard, en 1654, la marquise de Senecey l'introduit au couvent de Chaillot et la présente à Louise Angélique de Lafayette. Louise Angélique a un frère qui est veuf et mène dans son château d'Auvergne une existence reti­ rée. À défaut de passion, il apporte à Mlle de La Vergne une fortune, ébranlée par de nombreux procès, et sur­ tout un nom. Le mariage est célébré en février 1655. Dans ce même couvent de Chaillot, la future Mme de Lafayette a eu la chance ou l'habileté de se lier avec la jeune princesse Henriette d'Angleterre. Le mariage d'Henriette avec Monsieur, duc d'Orléans, en 1661, lui Préface 9 ouvre les portes de la Cour. Familière de MadŠme, elle sera désormais de toutes les intrigues, de toutes les fêtes, et le tendre sentiment que Louis XIV nourrit pour sa belle-sœur lui vaudra de conserver, même après la mort tragique d'Henriette, la faveur royale. Une lettre de Mme de Sévigné raconte qu'étant venue à Versailles, malgré sa mauvaise santé, « le Roi la fit mettre dans sa calèche avec les dames et prit plaisir de lui montrer tou­ tes les beautés de Versailles comme un particulier que l'on va voir dans sa maison de campagne. Il ne parla qu'à elle et reçut avec beaucoup de plaisir et de poli­ tesse toutes les louanges qu'elle donna aux merveilleu­ ses beautés qu'il lui montrait». L'importance de sa situation mondaine au cours des vingt dernières années de sa vie est attestée par les Mémoires de l'époque. Familière de l'hôtel de Nevers, tenant elle-même un sa­ lon très recherché, il n'est guère de grand personnage ou d'écrivain notoire qu'elle n'ait fréquenté. Elle est aussi à l'aise pour s'entretenir des grands intérêts de l'État que pour disputer des œuvres de Racine ou de La Fontaine. Boileau dit d'elle : «C'est la femme du monde qui a le plus d'esprit et qui écrit le mieux», et lorsqu'elle meurt, en 1693, le Mercure galant commente ainsi sa disparition : « Elle était veuve de M. le comte de Lafayette et tellement distinguée par son esprit et par son mérite qu'elle s'était acquis l'estime et la considé­ ration de tout ce qu'il y avait de plus grand en France. Lorsque sa santé ne lui a plus permis d'aller à la Cour, on peut dire que toute la Cour a été chez elle. De sorte que sans ·sortir de sa chambre, elle avait partout un grand crédit dont elle ne faisait usage que pour rendre service à tout le monde. » 10 Préface Mais suffit-il pour réussir d'avoir de la chance et d'être bien protégé ? Derrière la «divine raison» de Mme de Lafayette on aperçoit un sens pratique remar­ quable. Peut-être faudrait-il parler de calcul si ce mot n'avait un'e allure péjorative. Spécialiste des tourments du cœur et des égarements de la passion, Mme de Lafayette est aussi une tête froide et peu d'existences ont été mieux conduites que la sienne. De sa mère, à qui le cardinal de Retz reconnaissait le génie de / 'intri­ gue, elle tient un sens aigu des affaires, au double sens de ce mot: affaires d'argent, affaires de l'État. Dès son plus jeune âge - à /'époque où son beau-père, le che­ valier Renaud de Sévigné, militait parmi les Fron­ deurs - elle a suivi de près les mouvements de la politi­ que. Le goût lui en restera toiljours, comme le montre le rôle que joue /'histoire dans son œuvre. Chacun de ses récits commence par un tableau des intrigues de la Cour, ce sont des «Mémoires » plutôt que des romans, écrit-elle elle-même, et les affaires de /'État y apparais­ sent étroitement liées à celles du cœur. L 'Histoire d'Henriette d'Angleterre, qui est véridique, prouve même que certaines affaires d'État ne sont que des af­ faires de cœur. Lorsque sur la fin de sa vie, après la mort de La Rochefoucauld, Mme de Lafayette, seule et malade, essaie de se distraire en écrivant, ce n 'est pas une nouvelle Princesse de Clèves qu'elle entreprend : c'est une histoire de son temps. Les Mémoires de la cour de France pour les années 1688 et 1689, écrits presque au jour le jour, sans recul sur l'événement, étonnent par la vigueur du trait, la clarté des analyses et du juge­ ment. L'histoire n'est guère une spécialité féminine : Pr@face 1 1 que Mme de Lafayette soit le seul écrivain de son sexe à avoir dépeint et analysé minutieusement des batailles, c'est une originalité qui mérite attention. Sa vie ressem­ ble d'ailleurs à une campagne militaire: c'est une suite de conquêtes et si l'on y trouve quelques faux pas, comme ses relations avec Fouquet, que de citadelles en­ levées, je ne dirai pas avec le sourire - car sa diploma­ tie utilisait plus les armes du sérieux, de la modestie et de la serviabilité que celles de l'enjouement ou du charme - mais enlevées avec éclat, sans coup férir, comme l'amitié d'Henriette d'Angleterre, ou lentement, à force d'astuce et d'amabilité, comme celle de La Ro­ chefoucauld. Plus que plaire, peut-être, elle aime domi­ ner. Gourville, qui ne la prisait guère, prétend qu '«elle passait ordinairement deux heures de la matinée à en­ tretenir commerce avec tous ceux qui lui pouvaient être bons à quelque chose et à faire ses reproches à ceux qui ne la voyaient pas aussi souvent qu'elle désirait, pour les tenir sous sa main et voir à quel usage elle les pouvait mettre chaque jour». Le jugement est méchant et sans doute injuste, d'après ce que nous savons de Gourville lui-même. Mais il est sûr que Mme de Lafayette avait le goût de l'intrigue. Ce n'est pas par hasard qu'elle se trouve mêlée à l'affaire Fouquet ni qu'elle joue un rôle - beaucoup plus important qu'elle ne le dit - dans les amours d'Henriette et du comte de Guiche. Elle aime cette agitation, ces manœuvres dont ses récits sont pleins. Mme de Sévigné raconte, dans une lettre, qu'elle a trouvé chez Mme de Lafayette plusieurs Messieurs importants et qu'on y a «fort politiqué ». L'entregent de son amie fait son admiration : «Jamais 12 Préface femme sans sortir de sa chambre n'a fait de si bonnes aff aires. » Elle est aussi très douée pour la chicane. Tandis que M. de Lafayette, dans son château d'Espinasse, mène une existence de gentleman-farmer, elle s'occupe à Pa­ ris, avec l'aide de Ménage qui lui sert à la fois de pro­ fesseur de lettres et d'homme de paille, des nombreux procès que lui font ses cousins et ses créanciers. « Je dispute tous les jours, contre les gens d'affaires, de cho­ ses dont je n'ai nulle connaissance et où mon intérêt seul me donne de la lumière. » Il faut croire qu'elle y prend goût puisque plus tard, de la même manière, elle débrouillera les affaires de M de La Rochefoucauld et le tirera d'une situation juridique délicate. Sa corres­ pondance, sèche et directe, n'est pas d'une rêveuse. À Ménage, qui uploads/Litterature/ pingaud-bernard-pre-face-a-la-princesse-de-cle-ves-de-mme-de-lafayette.pdf

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