Chapitre 12 Platon et les mathématiques* Marwan Rashed Dès lors, dis-je, nous p

Chapitre 12 Platon et les mathématiques* Marwan Rashed Dès lors, dis-je, nous poserons comme nécessaire au guerrier la science du calcul et des nombres. Elle lui est tout à fait indispensable s’il veut entendre quelque chose à l’ordonnance d’une armée, ou plutôt s’il veut être homme. (Rép. VII, 522e) Mathématiques entre art et science Dans une déclaration qu’à tort ou à raison, on a parfois tenue pour autobio­ graphique, voici ce que Platon fait dire des incommensurables à l’Athénien des Lois : « Il est certain en tout cas, mon cher Clinias, que, le jour, assez tardif où pour mon compte j’en ai entendu parler, j’ai été tout à fait surpris de l’état où nous sommes à cet égard, et il m’a paru être moins digne de l’homme que de cochons à l’engrais ! et ce n’est pas de moi seul qu’alors j’ai rougi, mais de tous les Grecs » (Lois, VII, 819d). Platon ne parle plus ici de la formation de l’élite sociale, comme dans la République, mais de celle de tout citoyen1. Pourquoi dès lors préconiser une maîtrise universelle de la mesure ? Une première réponse découle de la théorie platonicienne de l’art (technè). Si l’homme se distingue des autres êtres vivants, c’est parce qu’il est la seule créature pleinement artiste. Or la part éminente de chaque art, pour Platon, se ramène à sa dimension mathématique. Un passage de la République est clair à cet égard : * Je voudrais remercier Thomas Auffret pour son aide précieuse dans la rédaction de cet article. 1. Cf. Eva Sachs, Die fünf platonischen Körper. Zur Geschichte der Mathematik und der Elementenlehre Platons und der Pythagoreer, Berlin, 1917, p. 160-184. Cette constatation explique en outre, comme me le fait remarquer Th. Auffret, la présence dans les Lois d’une mathématique de la ligne — implicitement confondue avec celle des nombres dans la République. Pour le même jeu, les longueurs n’apparaissant, qui plus est à la place des surfaces, que parce que nous sommes dans le contexte de l’enseignement le plus élémentaire, voir Lois, V, 746 d -747a. Cf. infra, p. 000. 216 Platon […] prenons quelqu’une de ces études qui s’étendent à tout. – Laquelle ? – Par exemple cette étude commune, qui sert à tous les arts, à toutes les opérations de l’esprit et à toutes les sciences, et qui est une des premières auxquelles tout homme doit s’appliquer. – Laquelle ? demanda-t-il. – Cette étude vulgaire qui apprend à distinguer un, deux et trois ; je veux dire, en un mot, la science des nombres et du calcul ; n’est-il pas vrai qu’aucun art, aucune science ne peut s’en passer ? – Certes ! (Rép., VII, 522b-c) Les mathématiques, et en particulier la science des nombres et du calcul, forment­ des hommes capables d’agir avec art, donc d’œuvrer à la construction de la belle cité1. Mais en ce sens, elles ne peuvent rendre compte de leur pro­ pre rôle. Voilà pourquoi il y a une autre façon de ne pas être homme si l’on n’est pas mathématicien. C’est que la maîtrise réelle de la science des nombres et des figures exige qu’on se fasse philosophe et se serve des mathématiques pour découvrir ce qui fonde leur universalité. Il ne s’agit certes pas alors d’une humanité ordinaire — celle du citoyen bien formé — mais de l’humanité par excellence de celui dont le regard se porte sur une véritable forme d’intelligible2. Contrairement aux apparences, le programme éducatif des Lois ne renonce à rien de l’ambition philosophique de la République, mais en règle l’intendance. Mathématiques et philosophie, qu’est-ce à dire ? En un premier sens, les mathé­ matiques sont propédeutiques en ce qu’elles délient l’esprit. C’est l’interprétation pour ainsi dire triviale du précepte fameux, réputé avoir figuré sur le fronton de l’Académie platonicienne, « que nul n’entre ici s’il n’est géomètre3 ! ». Avant de se confronter à des problèmes théoriques purement abstraits, où l’esprit ne peut s’appuyer ni sur son intuition des nombres ni sur sa représentation des grandeurs, il est nécessaire de s’aguerrir en pratiquant les quatre disciplines mathématiques reconnues par Platon : arithmétique, géométrie plane, géométrie solide et astronomie. Platon sait que tous les esprits ne sont pas également aptes 1. Voir aussi Philèbe, 55d-e. L’Epinomis, sans doute apocryphe, va encore plus loin. Cf. Epin. 977b-e. 2. Raison pour laquelle l’objet du présent article a suscité bien des recherches de la part des historiens. Voir en particulier O. Toeplitz, « Das Verhältnis von Mathematik und Ideenlehre bei Plato », Quellen und Studien zur Geschichte der Mathematik, Astronomie und Physik, Abt. B, Bd 1, 1929, p. 3-33 ; J. Stenzel, Zahl und Gestalt bei Platon und Aristoteles, Leipzig/ Berlin, 1933. Plus généralement, voir la bibliographie rassemblée sur ce thème par K. Gaiser, Platons Ungeschriebene Lehre, Stuttgart, 1963, p. 570-571. 3. Sur cette formule, cf. H.-D. Saffrey, « ageômetrètos mèdeis eisitô, une inscription légendaire », Recherches sur le néoplatonisme après Plotin, Paris, 1990, p. 251-271. Chapitre 12. Platon et les mathématiques 217 à les pratiquer (Rép., VII, 526b). Mais il sait aussi que l’on y est toujours guidé par une lumière naturelle — il n’y a pas de controverse en mathématiques — et qu’une telle lumière ne peut être perçue, ou plutôt soutenue, dans le domaine de la métaphysique, que par les yeux les plus entraînés. Il faut s’être fait l’œil de l’âme à la lumière naturellement appropriée des objets mathématiques pour supporter, ensuite, la clarté presque aveuglante des objets philosophiques. Ce qui nous mène au cœur de notre problème. Une fois admis qu’on ne saurait être philosophe sans être mathématicien, faut-il considérer que les objets et les méthodes qu’on a rencontrés dans cette propédeutique se retrouvent dans la recherche philosophique, ou que l’esprit des apprentis philosophes peut doré­ navant passer à autre chose ? Tout au long du livre VII de la République, qui expose le programme de formation des Gardiens, Platon demeure allusif sur la nature du rapport unissant mathématiques et dialectique. Le vocabulaire est celui de la conversion du regard1. La contemplation des objets mathématiques permet à l’œil de l’âme de se détourner du sensible, le prépare à la vision des purs intelligibles — ce qui ne nous avance guère sur l’essentiel. Quel logos ? La prétendue autobiographie de Socrate dans le Phédon est plus instructive. On en connaît le récit : le jeune Socrate, épris de savoir sur la nature, n’était satisfait par aucune explication matérialiste ; espoir, donc, le jour où il entendit parler du système d’Anaxagore dont l’Intellect (noûs) était, disait-on, le prin­ cipe suprême ; et déception : Anaxagore était un physicien comme les autres. Socrate renonça alors pour toujours à accéder directement à la vérité, et s’en remit à la médiation des logoi. Au premier abord, ce récit paraît confirmé par Xénophon, Mémorables, IV, 7, 6. Il est toutefois peu croyable que cette désillusion ne soit pas un peu aussi celle de Platon. Denis O’Brien a ainsi soutenu avec de bons arguments que le Timée proposait cette physique qu’Anaxagore n’avait pas su offrir2. Il est donc vraisemblable que Platon en ait eu le projet, même vague, dès l’époque de rédaction du Phédon. On pourrait peut-être soutenir que le retour sur soi socratique permettait seul d’avoir accès à ce réel qui faisait l’objet des discours des physiologues3. Il serait cependant étrange que la tradition n’ait rien conservé de précis sur ce point. Dira-t-on que la première navigation ne saurait consister 1. Cf. F. Trabattoni, « Il sapere del filosofo », dans M. Vegetti, La Reppublica, traduzione e commento, vol. V (Libro VI-VII), Napli, 2003, p. 154-157 en particulier. 2. D. O’Brien, « Perception et intelligence dans le Timée de Platon », dans T. Calvo and L. Brisson, Interpreting the Timaeus — Critias, Sankt Augustin, 1997, p. 291-305, Voir aussi infra, p. 000. 3. C’est la thèse de Monique Dixsaut, Platon : Phédon, 1991, p. 139-140. 218 Platon en une approche « naturaliste », mais se situerait déjà dans l’intelligible ? On ne voit guère pourquoi l’importance de l’entretien dialogique (dialegesthai) et du pis-aller des logoi dans la réflexion sur l’en-soi des choses ne serait apparue à Socrate qu’après la lecture du livre d’Anaxagore. Bref, toute tentative pour interpréter les logoi de la seconde traversée dans le cadre du socratisme historique nous paraît vouée à l’échec. Tout s’éclaire en revanche si l’on distingue Socrate de Platon1. C’est ce dernier qui a pu saisir, à un certain moment de sa carrière, la nécessité d’un recours aux logoi. La polysémie du terme grec est connue : parole, discours, mais aussi raison, raisonnement, compte, relation, rapport mathématique. Cet éventail de sens est au cœur du platonisme. Si la philosophie de Platon est marquée par les mathématiques, c’est avant tout parce que le logos entendu comme rapport mathématique imprime son régime à tous les autres. Indice sûr pointant vers ce qui les dépasse — les Idées du dialecticien — les logoi arithmétiques consti­ tuent tout ce qu’ils surplombent — les différents types d’objets mathématiques au premier chef (figures et solides), uploads/Litterature/ platon-et-les-mathe-matiques-rashed.pdf

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