Extrême-Orient, Extrême- Occident La poésie chinoise et la réalité : à la mémoi
Extrême-Orient, Extrême- Occident La poésie chinoise et la réalité : à la mémoire de Patrick Destenay Jean-François Billeter Citer ce document / Cite this document : Billeter Jean-François. La poésie chinoise et la réalité : à la mémoire de Patrick Destenay. In: Extrême-Orient, Extrême- Occident, 1986, n°8. En hommage à Patrick Destenay. Particularité de la langue - Originalité de l'art. pp. 67-109. doi : 10.3406/oroc.1986.928 http://www.persee.fr/doc/oroc_0754-5010_1986_num_8_8_928 Document généré le 16/10/2015 LA POESIE CHINOISE ET LA REALITE Jean-François Billeter A la mémoire de Patrick Destenay Wie Schwer es fàlltes mir zu sehen, was vor meinen Augen liegt ! Ludwig Wittgenstein For it seems to me we live on new impressions, really new ones»- Catherine Mansfield J'ai commencé à baisser à partir du moment où l'extase a cessé de me visiter, où l'extraordinaire est sorti de ma vie. E.M. Cioran Les ressources de la langue française et de la langue chinoise sont si différentes que personne n'est encore parvenu à donner une juste idée d'un poème chinois par le seul moyen d'une traduction dans notre langue et que personne, je pense, n'y parviendra. Les réussites de Marcel Granet (1) et de Jean-Pierre Diény (2) n'infirment pas mon opinion. Ils n'ont rendu en français que des chansons ou des poèmes relativement frustes, qui s'y prêtaient. Celles de Paul Jacob (3) pas davantage : elles sont trop conformes aux règles françaises pour avoir le ton du chinois. Pour servir la poésie chinoise dans l'esprit du lecteur et cesser de lui infliger, après lui en avoir dit tout le bien possible, le démenti de versions françaises ineptes, faisons notre deuil de l'idée d'une traduction réussie et engageons- nous dans des voies détournées pour parvenir au but autrement. 67 J'ai toujours trouvé que ce qu'il y avait de meilleur dans V Anthologie de la poésie chinoise classique, c'était la préface de Paul Demiéville (4). Elle en dit plus que les cinq cents pages qui la suivent parce que Paul Demiéville a une liberté de ton qu'aucun des traducteurs n'a pu trouver. Ils sont restés paralysés par une tâche impossible. J'en ai conclu qu'il fallait renoncer à traduire, mais qu'il devait être possible de donner accès à un poème chinois de manière indirecte. Plutôt que de le rendre par un poème français, il fallait parler de ses effets, décrire l'événement qu'il produit dans l'esprit du lecteur. En suggérant l'expérience du poème, on rendrait le poème présent sur le mode indirect tout comme le poème, en suggérant une expérience du réel, rend le réel présent de manière indirecte. La présence indirecte est toujours la plus forte. L'effet de chaque poème étant particulier, la description aurait à suivre à chaque fois des voies différentes. L'analyse des procédés formels, dont François Cheng (5) a donné l'exemple, est utile mais ne suffit pas. Elle dégage des lois alors que l'effet poétique a toujours le caractère de l'exceptionnel. En attendant qu'un auteur invente l'art de parler dans notre langue de la poésie chinoise, voici une ébauche. Nous entretenons avec le réel un rapport problématique. Ainsi que le constate Clément Rosset, "rien n'est plus fragile que la faculté humaine d'admettre la réalité, d'accepter sans réserve l'impérieuse prérogative du réel" (6). Pour se soustraire à cette prérogative insistante, observe-t-il, certains s'anéantissent par le suicide ou se réfugient dans la folie, d'autres s'abrutissent par l'alcool et la drogue. Ce sont là des solutions extrêmes et déplaisantes auxquelles la plupart substituent des méthodes qui, pour être moins radicales, ne sont pas moins efficaces : ce sont les mille formes du refoulement, de l'aveuglement volontaire, de la mauvaise foi ou, simplement, de la réserve mentale. Les manières de biaiser sont innombrables. Quand même nous n'avons pas de raison de biaiser, notre attitude à l'endroit 68 du réel est faite d'une tolérance conditionnelle et toujours provisoire. Notre faculté de dénégation est secondée par une autre faculté, celle de produire des réels de substitution, des réalités imaginaires conformes à nos désirs, à notre vanité, aux exigences de notre paresse intellectuelle. Nous avons le pouvoir d'aménager le réel à notre convenance et nous en usons immodérément. Par pans entiers nous doublons le réel de nos représentations et nous nous installons à demeure dans ce décor. L'ingéniosité avec laquelle nous nous persuadons ensuite que ce décor est le réel et les sophismes par lesquels nous nous prémunissons contre le retour du réel sont une intarissable source d'étonnement pour le moraliste. Nous sommes rarement en prise directe sur la réalité. Nous entretenons la plupart du temps avec elle un rapport indirect et atténué. Nous ne prenons note que d'une partie infime des informations que nous fournissent nos sens, vivant plutôt sur nos idées. Il nous suffit de savoir ce que les choses sont censées être, ce que les gens sont censés dire. Ce ne sont que les données les plus têtues qui nous obligent à réviser parfois nos préjugés. Normalement, nous nous fions aux schemes auxquels nous avons tout réduit. Cette réduction nous fait faire une énorme économie d'énergie. Elle est nécessaire à notre vie mentale, elle est même la condition de l'exercice de la pensée. Nous en tirons avantage, mais nous en payons aussi le prix. Elle nous rend incapables de reconnaître le réel lorsqu'il ne correspond pas à nos schemes ou n'y correspond plus. Elle nous rend incapables d'agir selon ses exigences, faute dé le percevoir. Et du fait qu'elle réduit le réel à des schemes, notre pensée est soumise à la loi de la répétition. Elle finit par se réduire à la réitération indéfinie, au ressassement perpétuel d'un petit nombre d'éléments. Notre activité mentale s'appauvrit. L'ennui, l'usure, le vieillissement nous gagnent. Ayant cessé de nous renouveler au contact des choses, nous cessons de nous sentir vivre et finissons par douter de notre propre existence. Nous nous sentons exilés en nous-mêmes, condamnés par une sorte de mauvais sort à une distraction per- 69 manente qui nous tient à distance de toute réalité vivifiante. "Les fleurs qu'on me montre aujourd'hui pour la première fois, dit Proust, ne me semblent plus de vraies fleurs" (7). Lorsque nous prenons conscience des limites de notre activité mentale et de son inadéquation au réel, il arrive que nous nous adressions aux philosophes. Mais au lieu de nous indiquer la voie d'un retour à une appréhension non prévenue du réel, ils nous engagent la plupart du temps dans la voie inverse et nous en éloignent encore. Au lieu de nous débarrasser des idées qui nous obstruent l'esprit, ils s'emploient à les rendre plus cohérentes et solides, achevant en professionnels ce que nous avions bricolé en amateurs. Leurs idées, étudiées pour faire système, se substituent au réel dans notre esprit comme dans le leur. Nous nous croyons autorisés à prendre le réel de haut, à le traiter comme une copie douteuse du Vrai ou comme du particulier, inférieur au Général. Du refus naïf, nous sommes passés au refus raisonné. La facilité, l'appétit de pouvoir, l'amour propre y trouvent leur compte. Mais ce genre de philosophie n'assouvit pas notre nostalgie de l'immédiat, notre appétit de naïveté, il ne brise nullement la monotonie dans laquelle nous enferme la répétition. Ce qui nous manque quand nos défenses sont devenues prison, c'est de pouvoir retrouver l'enfance où nous n'étions encore, face aux choses, ni prévenus, ni distraits. Mais il nous est impossible de nous déprendre de nos schemes et de retrouver, par simple décision, un regard naïf sur les choses. Il ne suffit pas de désirer, ni même de vouloir un tel retour pour y réussir. Clément Rosset montre qu'il n'est pas en notre pouvoir de convoquer le réel à volonté ou de nous rendre à son évidence quand bon nous semble. Nous ne pouvons que nous laisser surprendre par lui. Il est en effet dans sa nature de nous prendre nécessairement au dépourvu. Il ne peut se manifester qu'en déjouant nos préventions, en court-circuitant nos habitudes. Parce qu'il brise la répétition dont est faite notre vie mentale, sa manifestation a toujours le caractère de l'instantané. Il ne peut en aller autrement : nous sommes 70 pris de court, saisis par une sorte de stupéfaction, ou de ravissement, ou encore de panique.. Quand il s'impose, le réel le fait avec une sorte d'évidence sidérante qui nous laisse interloqués, "incapables de dire quoi que ce soit". Nous nous retrouvons enfant, in-fans, pareil à "celui qui ne sait pas parler". Le réel ne nous est connu que dans la mesure où nous le réduisons à nos représentations et le percevons à travers elles. Lorsqu'il court-circuite nos mécanismes d'identification et s'impose dans sa présence immédiate, il est neuf et imprévu, absolument singulier, incomparable faute de terme de comparaison. Il est subitement sans pareil, absolument singulier. Roger Judrin résume ce renversement par la formule : "Quand je sais, je crois voir, et quand je vois, je ne sais plus" (8). Clément Rosset met en évidence cette relation entre la défaillance du mécanisme de l'identification et la manifestation du réel, et montre les degrés de cette relation. Plus un objet est réel, dit-il, moins il est uploads/Litterature/ poesie-hinoise-billeter.pdf
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- Publié le Jan 08, 2023
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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