Hans Robert Jauss Pour une esthétique de la réception TRADUIT DE L'ALLEMAND PAR

Hans Robert Jauss Pour une esthétique de la réception TRADUIT DE L'ALLEMAND PAR CLAUDE MAILLARD PRÉFACE DE JEAN STAROBINSKI I B. U. Reims Lettres Gallimard Les divergences textuelles qui peuvent être constatées entre l'original allemand et la traduction correspondent à des modifications apportées par l'auteur lui-même à ses textes, à l'occasion de la traduction. © Petite apologie de l'expérience esthétique : Kleine Apologie der ästhetischen Erfahrung, Verlagsanstalt, Constance, 1972. © De 1'«Iphigenie.» de Racine à celle de Goethe (avec la postface), La douceur du foyer: Rezeptionsästhetik, Wilhelm Fink Verlag, Munich, 1975. © Pour les autres textes: Literaturgeschichte als Provokation, _ Suhrkamp Verlag, Francfort-sur-le-Main, 1974. © Editions Gallimard, Paris, 1978, pour la traduction française et la préface. P R É F A C E Alors que les principales études de Hans Robert Jauss ont été traduites en espagnol, en italien, en serbo-croate, en japonais, alors que les revues américaines ont fait connaître ses écrits « programmatiques » les plus marquants, qu 'on y a même publié le sténogramme de débats le concernant 1, ses travaux n'ont été connus en France, à ce jour, que par deux ou trois articles 2 rela- tifs à la littérature médiévale, et non par les textes majeurs qui intéressent les tâches de la recherche littéraire et la fonction même de la littérature. La traduction que voici vient toutefois à son heure, sans le décalage excessif dont ont pâti Spitzer, Auer- bach, Friedrich. Pour ceux-ci, les traductions françaises, bien- venues en dépit du retard, réparaient une injustice et rendaient accessibles des interprétations qui ne pouvaient être ignorées; mais, à tort ou à raison, elles n'étaient pas en mesure d'influer sur les débats de méthode des années 60 et 70, largement domi- nés par le structuralisme et par la sémiologie. Il n'en va pas de même dans le cas de Jauss. Car le point de départ de sa réflexion, les problèmes qu'il soumet à l'examen et à la discus- sion la plus serrée, sont ceux mêmes dont il est aujourd'hui le plus souvent question dans les pays de langue française. J'en augure que ce livre recevra sans tarder l'audience qu'il mérite et que les thèses de Jauss, si fortement énoncées, seront prises en compte, comme c'est le cas actuellement en Allemagne, par ceux 1. Diacritics, printemps 1975, p. 53-61. 2. Surtout: «Littérature médiévale et théorie des genres», Poétique, I, 1970, pp. 79-101 ; «Littérature médiévale et expérience esthétique», Poétique, 31 sept. 1977, pp. 322-336. Non recueillis dans le présent volume. 8 Préface qui tiennent à voir l'histoire et la théorie littéraires justifier leur activité par les arguments les mieux fondés. J'ose même croire qu'une écoute et une réception attentives des écrits de Jauss seraient de nature à faire évoluer, pour leur bien, les recherches littéraires françaises. Un double intérêt peut nous attacher aux écrits «programma- tiques» de Jauss: d'une part, leur originalité, leur vigoureuse formulation; d'autre part, le champ très large des doctrines phi- losophiques, esthétiques, « méthodologiques », récentes ou moins récentes, dont ils font état, dont ils recueillent ou récusent la leçon, toujours au terme d'un exposé et d'une discussion qui sont allés à l'essentiel. On ne saurait qu'admirer ici l'ampleur de l'in- formation dont Jauss dispose pour marquer, par dérivation ou par opposition, les principes qu'il organisera, moins d'ailleurs en un «système» qu'en un ensemble d'incitations à des tâches futures. On ne trouvera chez lui ni l'étalage indéfini et neutre de la simple doxographie, ni le dogmatisme clos des systèmes qui sortent tout armés de la tête d'inventeurs solitaires, superbement ignorants de ce qui a été pensé en d'autres lieux ou d'autres temps. Si le champ théorique et historique dont Jauss possède la maîtrise est aussi vaste, c 'est qu 'il lui importe de faire le point de sa propre position par rapport au plus grand nombre possible de positions repérables dans le domaine de la pensée. Ce théoricien de la réception commence lui-même par percevoir et recevoir. Le plaisir et le bénéfice que j'éprouve à lire Jauss tiennent pour une large part à cette ouverture du dialogue (qui parfois s'accentue en polémique), à cette volonté de ne rien omettre de ce qui réclame attention, mais aussi à ce courage de trancher, de décider, de ne pas s'en tenir à un confortable éclectisme, et de franchir le pas, lorsque de nouveaux problèmes et de nouvelles réponses s'annon- cent plus fructueux. (On s'apercevra d'ailleurs que Jauss, au cours des années, se corrige et se «dépasse» lui-même...) Pour rendre manifestes les enjeux du débat, il suffit de signaler, fût-ce sommairement, les courants doctrinaux avec lesquels Jauss est en étroit rapport, soit qu'il en ait retenu certaines sugges- tions, soit qu'il en conteste les prétentions ; ces courants doctri- naux, s'ils sont d'origine fort diverse, sont tous représentés avec quelques variantes et transpositions dans les pays de langue française; nous ne rencontrons rien de radicalement étranger dans les systèmes auxquels Jauss apporte réponse: la phénomé- Préface 9 nologie (celle de Husserl, d'Ingarden, de Ricoeur); la pensée hei- deggérienne, dans les prolongements «herméneutiques» qu'elle reçoit chez Gadamer; le marxisme, tel qu'il s'exprime chez W. Benjamin, G. Lukâcs, L. Goldmann, et surtout dans la «cri- tique de l'idéologie» formulée par l'Ecole de Francfort (Adorno, Habermas); les recherches «formalistes» des théoriciens de Prague (Mukafovsky, Vodicka); les divers structuralismes (Lévi- Strauss ; R. Barthes) ; la « nouvelle rhétorique », etc. C'est bien là, reconnaissons-le, notre paysage intellectuel, notre constellation de «problèmes», ou d'écoles, mais illustrés par des témoins plus nombreux, dont certains sont parfois moins familiers aux Parisiem. Et de même que les énoncés théoriques de Jauss ne se dévelop- pent pas dans la solitude par rapport aux autres programmes théoriques contemporains, ils ne souffrent pas davantage de cette solitude plus grave encore à laquelle se condamnent tant de théoriciens, lorsqu'ils échafaudent leur système à partir d'un «corpus» minuscule d'œuvres ou de pages effectivement lues. L'expérience littéraire acquise, au contact des textes, chez Jauss, est d'une incomparable ampleur. Dans sa formation de «roma- niste» — selon la tradition philologique des universités alle- mandes — il a vue sur l'évolution de la langue et de la littérature françaises en leur entier, des origines au temps présent. C'est l'in- timité avec la littérature (et avec des problèmes précis d'histoire littéraire) qui précède et nourrit l'interrogation théorique de Jauss (ce qui fait que la théorie sait de quoi elle parle). Le pas- sage est rapide, incessant, réciproque, des problèmes de la théorie à ceux de la recherche appliquée. Une thèse de doctorat sur Proust ', des travaux sur de très nombreux auteurs, dont Diderot, Baudelaire et Flaubert, des études d'ensemble sur l'épopée ani- male (TierdichtungJ et sur l'allégorie au Moyen Âge 2, la préface d'une réédition du Parallèle des Anciens et des Modernes de Charles Perrault, mettant dans sa juste lumière l'importance de ce livre pour l'évolution du concept de modernité; la conception et la direction (avec E. Köhler) du monumental Grundriss der 1. Zeit und Erinnerung in Marcel Proust «A la recherche du temps perdu » : ein Beitrag zur Theorie des Romans, Heidelberg, 1955; 2 e éd. revue, Heidelberg, 1970. 2. Ces travaux ont été partiellement rassemblés sous le titre Attentat und Modernität der mittelalterlichen Literatur, Munich, W. Fink, 1977. 10 Préface romanischen Literaturen des Mittelalters ', donnent l'idée des tâches concrètes que Jauss a abordées, et à partir desquelles il a été amené à se poser les questions fondamentales touchant le rôle de l'historien, la raison d'être de l'enseignement universitaire, la fonction de communication et de transformation sociales de la littérature. Tout critique, tout historien parle à partir de son lieu présent. Mais rares sont ceux qui en tiennent compte pour en faire l'objet de leur réflexion. Les enjeux contemporains, les périls et les chances d'aujourd'hui marquent chez Jauss le point de départ et le point d'arrivée de chacune des études théoriques : il s'agit pour lui d'une question prioritaire: quelle est aujourd'hui la fonction de la littérature? Comment penser notre rapport aux textes du passé? À quel sens actuel peut accéder la recherche qui travaille au contact des époques révolues? Questions qui, au premier abord, semblent celles d'un philologue soucieux de ne pas laisser sa discipline s'ensabler dans les routines positivistes, et désireux de prouver à ses collègues, comme à un plus large public, que cette vénérable discipline est capable de l'aggiornamento requis par les circonstances présentes. Mais les propositions de Jauss, qui ont très évidemment une portée considérable pour l'institu- tion universitaire (si celle-ci veut rester en vie), s'inscrivent dans la perspective plus large d'une interrogation sur les chances pré- sentes d'une communication (par le moyen du langage et de l'art en général) qui fût tout ensemble libératrice et créatrice de normes pour l'action vécue. Conscient de l'insertion temporelle de son propre travail, Jauss mesure d'autant mieux la distance qui le sépare d'un passé différent, dont pourtant le message ne cesse de l'atteindre. C'est parce que l'historicité du moment pré- sent s'impose à lui de façon si vive, que la rêtrospection histo- rienne lui importe corrélativement au plus haut uploads/Litterature/ pour-une-esthe-tique-de-la-re-ception.pdf

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