Pratiques Linguistique, littérature, didactique 151-152 | 2011 Anthropologies d

Pratiques Linguistique, littérature, didactique 151-152 | 2011 Anthropologies de la littérature La sociocritique. Définition, histoire, concepts, voies d’avenir Pierre Popovic Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/pratiques/1762 DOI : 10.4000/pratiques.1762 ISSN : 2425-2042 Éditeur Centre de recherche sur les médiations (CREM) Édition imprimée Date de publication : 15 décembre 2011 Pagination : 7-38 Référence électronique Pierre Popovic, « La sociocritique. Définition, histoire, concepts, voies d’avenir », Pratiques [En ligne], 151-152 | 2011, mis en ligne le 13 juin 2014, consulté le 10 décembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/pratiques/1762 ; DOI : https://doi.org/10.4000/pratiques.1762 © Tous droits réservés En 1979, dans un texte d’introduction à un collectif disparate néanmoins intitulé Sociocritique, Claude Duchet se voit obligé de redresser la barque. Après un début qui donne le ton : « Commençons par les malentendus. La fortune du mot [sociocritique] est fallacieuse. [...] À trop être étendu, il perd toute pertinence », il ne cesse de rappeler les fondements de la démarche sociocriticienne et finit en ces termes courtois : « Ce recueil pluriel [est] parfois à distance de son objet (1). » En 1989, au terme d’un article de syn- thèse intitulé « Sociologie de la littérature », Edmond Cros se sent tenu d’apporter cette précision : « Sans doute la sociologie de la littérature et la sociocritique peuvent-elles donner l’impression à première vue qu’elles s’intéressent parfois à des objets identiques mais, au-delà de ces chevauchements apparents, se donnent à voir des préoccupations ra- dicalement opposées (2). » En 2005, dans un entretien avec Ruth Amossy destiné à clore un numéro de revue fort hétérogène lui aussi, Claude Duchet est à nouveau contraint de souligner que « la sociocritique n’est pas une sociologie de la littérature(3) ». En 2008, las de rencontrer la même confusion, des chercheurs fondent le Centre de recherche interuni- versitaire en sociocritique des textes (CRIST) et se donnent un texte-manifeste qui s’ouvre sur ce rappel où le mot « sociologie » inclut « sociologie de la littérature » : « La sociocri- tique n’est ni une discipline ni une théorie. Elle n’est pas non plus une sociologie, encore moins une méthode (4). » Ces quatre épisodes, choisis parmi bien d’autres, montrent que, de ses débuts aux alen- tours de 1970 à ses développements les plus contemporains, la sociocritique n’a cessé de marquer sa différence à l’égard de la sociologie de la littérature et de devoir affirmer sa spécificité. Nombre de raisons peuvent être alléguées pour expliquer ce fait. 7 PRATIQUES N° 151/152, Décembre 2011 La sociocritique. Définition, histoire, concepts, voies d’avenir Pierre Popovic Département des littératures de langue française (Université de Montréal) Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes (CRIST) (1) Claude Duchet (dir.), Sociocritique, Paris, Nathan, 1979, 220 p. (2) Edmond Cros, « Sociologie de la littérature », dans Marc Angenot, Jean Bessière, Douwe Fokkema, Eva Kushner (dir.), Théorie littéraire, Paris, PUF, 1989, 395 p., pp. 127-149, p. 149. (3) Ruth Amossy, « Entretien avec Claude Duchet », dans Littérature, n° 140 (2005), p. 136. (4) www.sociocritique-crist.org (5) Sous l’action de chercheurs usant des moyens classiques de la recherche sociologique et réunis à Bor- deaux sous l’égide de Robert Escarpit, dont le « Que sais-je ? » Sociologie de la littérature, paru en 1958, avait valeur de certificat de naissance et de reconnaissance académique. L’émergence de la sociocritique s’est produite en France alors que la sociologie de la littérature existait « officiellement » depuis une vingtaine d’années (5). L’habitude était prise de mettre tout ce qui se rapprochait du thème « Littérature et société » derrière le même panonceau, d’où la confusion qui s’ensuivit. Nul n’ignore qu’il est difficile de se défaire d’une mauvaise habitude, et nul ne s’étonnera par suite d’apprendre qu’elle re- surgit encore quelquefois. Par exemple, dans un ouvrage comme le Dictionnaire du litté- raire, la sociocritique n’a droit à aucune notice particulière ; quand son nom apparaît, il ne sert qu’à renvoyer d’une flèche à la notice « sociologie de la littérature (6) ». En second lieu, le fait que le développement et la diversification de la sociologie de la littérature à partir des années soixante et soixante-dix se sont accomplis en opposition à des institutions universitaires dont les départements de lettres étaient peu réceptifs à tout ce qui fleurait peu ou prou le sociologique, augmenté de la faiblesse en nombre des cher- cheurs travaillant à ce développement et à cette diversification, a pu justifier d’aucuns de ne pas vouloir établir les différences entre les approches et de ne conserver qu’une seule appellation globale au détriment du travail de distinction et de précision épistémologi- que nécessaire. L’appellation générale retenue fut celle qui avait déjà pignon sur rue : « sociologie de la littérature », et les esprits pressés ne virent pas ce que la sociocritique apportait d’autre. Une autre raison vient de ce que certains courants récents de la sociologie de la littéra- ture ont conduit leurs affiliés à intégrer le texte littéraire dans leurs problématiques. Leur postulat est que tout est passible de sociologie, le texte littéraire autant que l’influence des pratiques religieuses sur les mœurs alimentaires et sur les modes de socialisation. Or une vulgate, paresseuse comme elles le sont toutes, s’était bornée à dire de façon sim- pliste que l’élection du texte au rang d’objet d’étude était la marque distinctive de la so- ciocritique. C’est la base épistémologique du raisonnement sociocritique (cf. infra), c’est la façon dont le texte est lu et conçu, c’est la manière dont il est relié non pas à des « déterminations sociales objectives » et antérieures (origine, formation, carrière, for- tune) mais à des langages conjoncturels qui sont son altérité et qu’il altère toujours, c’est cela qui fait que la sociocritique n’est pas une sociologie et n’est pas de la sociologie de la littérature. Une dernière cause tient à ce que les sociocriticiens eux-mêmes n’ont pas toujours af- firmé leur différence avec la vigueur nécessaire. Le caractère international du dévelop- pement de la sociocritique, le fait que ses têtes d’affiche évoluèrent en des lieux distants les uns des autres (avant le web et l’ordinateur), l’absence par suite d’un effet de masse critique, un manque de rigueur dans la préparation de plusieurs rencontres et collec- tifs (7), l’absence sympathique mais dommageable d’une « stratégie d’émergence » et celle, aux côtés des ouvrages de Zima, Cros, Robin et al., d’un fort ouvrage réunissant les propositions fondamentales de Claude Duchet (8), ces circonstances n’ont pas aidé. Toujours est-il que nous n’en sommes plus là et que ces raisons des confusions passées sont aujourd’hui caduques. L’effet de relatif scandale qui caractérisa vers 1960 l’avène- ment de recherches sur les relations « du littéraire et du social » est mort de sa plus heu- reuse mort : des recherches de ce type sont largement présentes dans les programmes et les institutions académiques. L’heure n’est plus à la nécessité de faire corps pour exister ou pour survivre : depuis plus de quarante ans les travaux liés à ce domaine ont été très nombreux et très variés, la moindre bibliographie de thèse sérieuse en témoigne. Le dé- veloppement international de la sociocritique, s’il pouvait être un handicap vers 1975, 8 (6) Paul Aron et al. (dir.), Le dictionnaire du littéraire, Paris, PUF, 2002, 634 p., p. 557. (7) Il m’est arrivé comme à bien d’autres de publier des études dans des collectifs ou des actes dont je ne connaissais bien entendu pas par avance la teneur globale. (8) Ce travail de ressaisie et de publication est par bonheur en cours. est aujourd’hui, à l’heure des échanges interuniversitaires, de l’ordinateur et du web, un atout. Nombre de colloques et de rencontres se tinrent soit dans une atmosphère bon-en- tentiste stérile, sublimée par leurs organisateurs en parangon d’un pluralisme qui n’était dans les faits qu’un indice de civilité, soit dans un climat tendu où les uns se faisaient trai- ter de « croyants » ou de « naïfs » et les autres de « réducteurs de textes » ou de « labou- reurs du champ » : ces rencontres et maints collectifs fluidifiés de la même eau étaient sans doute nécessaires dans une sorte de phase d’exploration, mais ils ont vécu et doivent aujourd’hui laisser place à de vrais débats. Et j’aimerais croire qu’un autre cas de figure, moins excusable, où la confusion entre sociologie de la littérature et sociocritique est dé- libérée et strictement opportuniste (9), a lui aussi fait son temps. Car tout travail intellectuel doit porter une attention forte à la définition et au classe- ment des approches cognitives, à la différenciation des objets et des problématiques, aux bases épistémologiques sur lesquelles s’élabore la pensée. C’est sur ce plan et à ce degré d’exigence qu’il faut clairement établir que la sociocritique n’a rien à voir avec la socio- logie du livre, rien à voir avec la théorie des champs et la « science des œuvres » proposée par Pierre Bourdieu, rien à voir avec les rabattements de « critique externe » sur du « ma- tériau interne » (ces catégories ne sont pas uploads/Litterature/ pratiques-1762.pdf

  • 31
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager