Humour et subjectivités Retour critique sur le film Intouchables1 Antonio Pele*

Humour et subjectivités Retour critique sur le film Intouchables1 Antonio Pele* Introduction “Pour comprendre le monde aujourd’hui, nous avons littéralement besoin du cinéma. Ce n’est que dans le cinéma que nous pouvons saisir la dimension essentielle que nous ne sommes pas prêts à affronter dans notre réalité. Si vous recherchez ce qui dans la réalité est plus réel que la réalité même, commencez par les fictions de cinéma”. Selon Slavoj Žižek (The pervert’s guide to cinema, 2006), les fictions cinématographiques devraient être prises aux sérieux dans la mesure où, si nous disposons des catégories de pensée adéquates, nous pourrions y découvrir nos désirs refoulés et les quelques balises idéologiques qui continuent à structurer nos sociétés. Je souhaiterais saisir cette invitation de Žižek et réaliser une analyse du film Intouchables2, afin de montrer que ce dernier s’appuie sur l’utilisation et la légitimité d’une culture et de la culture dans la construction de certaines de subjectivités. Sur le ton de la comédie, le film raconte les vicissitudes de la relation et les liens d’amitié entre deux personnages issus de deux milieux sociaux différents. Philippe, un riche aristocrate souffrant de tétraplégie, décide d’embaucher comme aide-soi­ *Pontifícia Universidade Católica do Rio de Janeiro, Rio de Janeiro, Brasil. 1. L’auteur remercie chaleureusement les observations et les commentaires des évaluateurs qui ont per­ mis d’améliorer indéniablement ce travail. 2. Intouchables, réalisation: Éric Toledano et Olivier Nakache. France, Gaumont; TF1 Films Produc­ tion, 2011. gnant à domicile, Driss, un jeune homme d’origine africaine, venant de la banlieue parisienne. Au long de leur histoire, ils semblent ainsi s’unir contre une société qui les avait exclus et qui faisait d’eux des “intouchables”. Pour l’un, cette exclusion était due à un handicap physique, pour l’autre, à une origine sociale et ethnique. L’entente et l’amitié entre ces deux hommes viendraient, en partie, de l’absence de codes de politesse et de condescendance dans leurs rapports. Ils auraient réussi à établir une relation d’égal à égal en portant un “bon regard” sur l’autre, c’est à dire, sans com­ passion. Au fur et à mesure du film, au grès d’anecdotes, d’expériences intimes et de moqueries partagées, les deux protagonistes apprennent l’un de l’autre à accepter leurs difficultés respectives, en dépassant leurs peurs et leurs frustrations. Je souhaiterais montrer que derrière cette amitié entre deux individus, se ca­ mouflent des conditions sociales qui ont rendu possible cette rencontre à caractère privé. Le but de mon analyse essaiera, premièrement, de comprendre comment une telle amitié a pu surgir, si cette rencontre s’était justement basée sur l’absence de compassion et d’empathie. Comment une amitié a-t-elle pu apparaitre à partir d’une base qui, au début, excluait volontairement tout sentiment altruiste? L’égalité relationnelle des deux individus est affichée par l’absence d’apitoiement sur le sort de l’autre, et elle se construit simultanément dans l’usage d’un même langage (un certain sens de l’humour, comme nous verrons). Nous pourrions donc nous poser la question suivante: comment ces deux personnages, provenant de deux réalités si éloignées, ont-ils pu se synchroniser presque immédiatement sur ce même espace relationnel? Comment ont-ils pu s’entendre sur un même type d’humour avec autant de rapidité? L’idée que je souhaiterais défendre ici est que cet humour leur a été transmis au long de leur processus préalable et respectif de socialisation. C’est en cela que nous pourrions formuler l’hypothèse d’une perméabilité entre l’intime et le social, entre une sphère privée et une sphère publique3. Mon objectif principal, et qui fera donc l’objet d’une première partie, consiste à montrer que cette histoire d’amitié, qui relève apparemment du domaine privé, a prolongé et exagéré certaines caractéristiques de certains rapports socio-culturels en France. En d’autres mots, nos deux protagonistes se reconnaissent comme égaux, non pas parce qu’ils s’identifient comme deux humains dépouillés de leurs différences physiques et sociales (ce que le film semble défendre), mais parce que leur langage et leur comportement reproduisent certains éléments propres à une sociabilité 3. Mon but ici n’est pas de définir ce que j’entends par le mot “sphère” et quelles seraient les caractéris­ tiques du “public” et du “privé”. J’utilise ces derniers termes de manière interchangeable avec d’autres concepts comme, respectivement, le social et l’intime. L’absence de définitions précises de ces formules ne représente aucun obstacle pour le cheminement de ma démonstration. Pour aller plus loin, on peut consulter Arendt (1961) et Ariès et Duby (1999). 272 Tempo Social, revista de sociologia da USP, v. 30, n. 3 Humour et subjectivités: retour critique sur le film Intouchables, pp. 271-288 française. Cette première partie consistera donc à révéler certains aspects de ce phénomène qui implique la médiation de la sphère sociale sur et dans ces rapports intimes et privés. La deuxième partie de mon analyse semblera entreprendre le chemin inverse, à savoir l’influence de certains codes privés dans la sphère sociale. Pour réaliser cela, je m’attarderai particulièrement sur la manière dont Driss (le jeune de banlieue) s’appropriera certains codes culturels du nouveau milieu social qu’il fréquente, et la façon dont il les utilisera pour parvenir à ses fins dans la sphère sociale. Nous verrons ainsi comment un certain discours culturel, qui semble ressortir du domaine public, serait en fait préalablement structuré par des processus issus d’un domaine privé. Nous verrons comment la compréhension et l’utilisation d’un type de code culturel permettront à Driss de parvenir à ses fins. Pour résumer un peu grossièrement le propos principal de cette étude, le rire serait un phénomène public qui structurerait les rapports individuels et privés (première partie) et la culture (au sens strict du terme) serait un phénomène privé qui articulerait certains jeux de force dans les rapports sociaux (deuxième partie). Sphère publique sur sphère privée: le rire qui légitime Le propos de cette partie ne vise pas à démontrer comment certaines valeurs de la nation française seraient définies dans le film dans des rapports de type privé (entre Driss et Philippe) en tentant d’analyser par exemple leur forme et leur contenu. Ce que nous voulons faire est montrer comment certains de ces éléments culturels fran­ çais sont présupposés dans les relations entre ces deux personnages, et du fait même de cette présupposition, invisible et omniprésente, ils viennent à construire les rapports à soi, les rapports à l’autre et les rapports à la société. C’est cette présupposition qui est exigée et c’est à l’intérieur de celle-ci que la structure narrative du film peut être cohérente et légitime. En même temps, et par le fait même qu’elles soient considé­ rées comme un préalable à tout processus de socialisation, ces présupposés culturels doivent faire l’objet d’une étude critique. Pour illustrer cela, je vais étudier ici l’une de ses manifestations qui est la plus saillante dans Intouchables et qui est le sens de l’humour que ce film développe. Dans cette analyse, j’étudierai premièrement les caractéristiques utilisées par les deux personnages lorsqu’ils font recours à ce type de langage. Deuxièmement, j’identifierai en quoi ce sens de l’humour dissimule la mé­ diation et l’intromission de certains éléments bien spécifiques de la sphère publique française. Ce genre de rire, utilisé dans les dialogues du film, est ainsi structuré, avec des caractéristiques qui lui sont propres, et structurant, comme désignant des rôles précis et comme source de légitimité. 273 Sep.-Dec. 2018 Antonio Pele Le rapprochement et l’amitié entre les deux personnages ne se sont pas faits au moyen de l’empathie et de la tolérance, ni par l’intermédiaire de la compréhension de la différence et de la complexité de l’autre mais au contraire, par l’utilisation d’un discours qui semble neutraliser toute tentative d’apitoiement. D’ailleurs, ce n’est pas par altruisme réciproque que les deux protagonistes entament leur relation. Philippe perçoit chez Driss un jeune homme capable de répondre à ses besoins quant à la manière de prendre soin de lui, c’est à dire, et selon ses mots sans “aucune pitié ». Avec ce nouvel emploi, Driss accède pour sa part à un confort matériel inespéré, vivant dans un hôtel particulier dans un bel arrondissement de Paris. L’entente entre les deux personnages est donc motivée initialement par la satisfaction de leurs intérêts personnels et exclusifs. Le souci humaniste de prendre soin d’un handicapé et le sentiment de devoir donner sa chance à quelqu’un qui était exclu économiquement de la société ne sont donc pas les facteurs qui ont déterminé la conduite des deux protagonistes. L’absence de sentimentalisme et de compassion se manifeste à la source de cette relation et tout au long de son développement. Cette dernière s’établit, mais pas exclusivement, autour de dialogues qui adoptent un franc parler et certain sens de l’humour. Dans l’une des pre­ mières scènes du film, dans la chambre de Philippe, nous assistons au dialogue suivant: Philippe: Autrement comment vous vivez l’idée d’être un assisté? Driss: Quoi? Philippe: J’veux dire, ça vous gêne pas de vivre sur le dos des autres, ça vous pose pas un petit problème de conscience? Driss: Ça va, merci et vous? Philippe: Sinon vous pensez que vous serez quand même capable de travailler? J’veux dire avec des contraintes, des horaires, des responsabilités? Driss: J’me suis trompé, en fait vous en uploads/Litterature/ 127032-texto-do-artigo-323123-1-10-20181203.pdf

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